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20 avril 2013

Jean-Christophe RUFIN (1952) – Le Grand Cœur (2011)

Jean-Christophe RUFIN (1952) – Le Grand Cœur (2011)

     « Je sais qu’il est venu pour me tuer. C’est un petit homme trapu qui n’a pas les traits phéniciens des gens de Chio. Il se cache comme il peut, mais je l’ai remarqué à plusieurs reprises dans les ruelles de la ville haute et sur le port. »

      Les galères du pape Calixte III, avec à bord le légat et les chevaliers en route pour la croisade contre les Turcs, avaient levé l’ancre sans lui. Convaincus par ses prétendues douleurs et flux de ventre, ils l’ont abandonné à son sort, dans une auberge de Chio. L’île, qu’il espérait quitter le moment venu, pour jouir enfin de sa liberté, est devenue, pour Jacques Cœur, le piège où ses poursuivants ne vont pas tarder à le débusquer. Sentant venir la fin d’une traque dont il connaît le dessein, il s’empresse d’écrire ses mémoires. 

      À Bourges, la maison, qu’on dit être le logis natal de Jacques Cœur, est située non loin de celle où Jean-Christophe RUFIN a passé son enfance. Le contraste de cette humble demeure avec le superbe palais témoin de l’ascension triomphante du grand Jacques Cœur, ne pouvait qu’exciter la curiosité et nourrir les rêves d’un jeune garçon imaginatif ?

     Fils d’un pelletier aisé établi à Bourges, après avoir épousé tout jeune Macé, la fille d’un important banquier de la ville, Jacques Cœur1, qui était né vers 1395, avait commencé sans entrain une carrière dans l’établissement de son beau-père, avant de s’associer  en 1418 avec un faux-monnayeur et être condamné à la prison, pour avoir fabriqué de la monnaie trop légère. Gracié en 1429, il entreprend un voyage en Égypte, d’où il  joint à une caravane jusqu’en en Syrie. Suite à cette découverte de l’Orient, il fonde en 1432 une société basée à Montpellier pour faire du commerce avec les pays du Levant. Il séjourne à Damas en Syrie en 1435. Il noue des relations régulières avec les ports espagnols, Gènes, Florence, et installe des agents à Avignon, Lyon, Limoges, Rouen, Paris, Bruges, tout en menant de front des entreprises de toutes sortes : banque, change, mines, métaux précieux, épices, draps2... En 1436, il est nommé maître des monnaies3, puis, en 1439, argentier du roi4. En 1441, il devient commissaire auprès des états du Languedoc, dont il sera aussi plus tard visiteur général des gabelles. Jacques Cœur fonde des comptoirs commerciaux en Turquie, Asie, Afrique. Il est anobli et entre au Conseil du roi Charles VII, en 1442. En 1447, il envoie son neveu par alliance, l’amiral Jean de Villages5, négocier un traité commercial avec le Soudan d’Égypte. Charles VII lui confie plusieurs missions diplomatiques, comme ambassadeur auprès des deux papes rivaux Félix V et Nicolas V de 1448 à 1449 entre autres.

La maison natale de Jacques Coeur à Bourges - Cher

      Jacques Cœur, devenu en fait le ministre des Finances de Charles VII, contribua à l’assainissement monétaire du royaume réalisé par les ordonnances de 1435 et 1451. Il avait accumulé une fortune colossale, qui en faisait l’homme le plus riche de France. Il avait acquis de grands domaines dans le Berry, en Bourbonnais et en Beaujolais et avait entrepris, de 1442 à 1453, à Bourges, l’édification de l’hôtel somptueux. Cet Hôtel Jacques Cœur, que nous admirons encore aujourd’hui, construit entre deux façades si différentes, symbolise le passage entre deux époques de civilisation. Jacques Cœur subventionna la reconquête de la Normandie en 1449.

     De ses observations de grand voyageur, de l’examen d’une carrière protéiforme qui l’a plongé dans l’horreur des guerres civiles, de son expérience de conseiller ministériel et de diplomate, passionné d’histoire, Jean-Christophe RUFIN, qui vit lui aussi dans un monde en pleine mutation, a tiré la matière du roman biographique d’un autre Berruyer de naissance, Jacques Cœur, qui vécut à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance. S’il a respecté les faits historiques et s’est appuyé sur les éléments indiscutables de la biographie de ses personnages, il les a mis en scène dans sa narration et en a imaginé les manques.  Pour s’être frotté aux gens de pouvoir, il s’est senti en mesure de guider la plume de son héros dans un récit, dont il a privilégié l’interaction psychologique des caractères des acteurs.

      Plus qu’un commerçant habile, audacieux, guidé par le sens des affaires et le goût du lucre, plus qu’un bourgeois parvenu aux plus hautes fonctions, jouissant des honneurs et de ses titres, Jean-Christophe RUFIN met en valeur chez Jacques Cœur les qualités que l’on souhaite à tout homme politique. Son héros perçoit la décadence du monde médiéval sclérosé, englué dans ses traditions féodales et ses certitudes religieuses. Grâce à sa curiosité et à son ouverture d’esprit, il pressent l’émergence d’un monde ouvert, de lumière, d’échange, de paix, de plaisir, créatif et prospère, où naîtrait un homme nouveau, le monde de la Renaissance.

Portrait de Charles VII au Louvre

     Dès sa première entrevue, avec le petit roi de Bourges, Jacques Cœur fut intrigué par le comportement de ce roi contrefait, chargé d’une lourde hérédité, à la personnalité mal définie, soumis à l’influence de conseillers médiocres, voire dangereux. Un souverain apathique lorsqu’il lui exposa que l’Orient n’était pas qu’une terre d’infidèles à massacrer au cours de croisades, mais un monde cultivé et prospère, où circulaient toutes les richesses du monde. Un monarque impénétrable quand il lui expliqua que sa puissance serait renforcée en enrichissant l’État par le commerce plutôt que par la guerre. Un roi intelligent cependant, qui tint compte de ses suggestions. Cette attitude lui permit de reconstituer ses forces pour créer une armée nouvelle capable d’emporter la victoire à la reprise de la guerre et de rétablir les frontières de son royaume. En les exécutant, Charles VII put asseoir son pouvoir grâce à l’essor commercial incarné par l’activité de Jacques Cœur. Mais le monarque, introverti, passif, indolent, qui fut long à s’affirmer, était aussi un personnage retors et sans scrupule. 

Est-ce Jacques Coeur qui observe la rue d'une fausse fenêtre de son palais

     Conscient pourtant du danger d’avoir pour débiteur un roi ingrat, qui n’avait rien fait pour sauver Jeanne d’Arc, à qui il devait sa couronne, Jacques Cœur ne connut plus de limites à ses ambitions. Créancier de nombreux courtisans incapables de rembourser leur dette, jalousé pour son immense fortune, il fut victime d’une cabale qui provoqua sa chute. Convaincu à juste titre de malversations, les motifs d’accusation s’accumulèrent. Ayant perdu son principal soutien à la cour à la mort de la principale maîtresse de Charles VII, Agnès Sorel6, la Dame de Beauté, dont il fut un des trois exécuteurs testamentaires, il fut arrêté en 1451, condamné à la prison, à une amende énorme et à la confiscation de ses biens. Au  bout de trois ans, il réussit à s’évader de la prison de Poitiers, grâce à Jean de Villages. Il trouva d’abord refuge à Beaucaire, puis auprès du pape. Alors qu’il commandait une expédition montée par Calixte III contre les Turcs, son périple s’arrêta à Chio7.

 

vierge_et_enfant_fouquet_agnes_sorel

 

     Jean-Christophe RUFIN et Jean-François DENIAUX ont renoncé à rapatrier la dépouille de Jacques Cœur à Bourges, faute d’en avoir retrouvé la trace.

     L’auteur du livre Le Grand Cœur a imaginé Jasques en train de rédiger et terminer ses mémoires, avant d’être rattrapé par des nervis chargés de l’exécuter. 

Notes

1 -        - Des articles sur le site des Amis de Jacques Cœur, des articles sur la vie de Jacques Cœur

http://www.jacques-coeur-bourges.com/vie_de_Jacques_Coeur.htm

2 –        - D’après Michel Mourre Jacques Cœur aurait aussi pratiqué la traite des belles Circassiennes (Dictionnaire d’histoire universelle en 1 volume – Jean-Pierre Delarge – Bordas), d’autres historiens affirment qu’il a fait la traite des esclaves dont des Circassiennes réputées pour leur beauté.

- On peut lire au sujet de la participation de Jacques Cœurà propos du trafic des esclaves à la page 150 de l’ouvrage suivant :

Livi Ridolfo. L'esclavage domestique au moyen âge et son importance en anthropologie. In: Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, V° Série, tome 10, 1909. pp. 438-447.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bmsap_00378984_1909_num_10_1_8104

 « Des traces assez importantes se trouvent aussi dans la vie de Jacques Cœur. Non seulement il prenait avec ses galères une part active au commerce des esclaves dans les mers d’Orient, mais il paraît qu’il fit prendre de force des citoyens dans les rues de Montpellier pour les revendre en Égypte. » (citation de Heid :- Histoire du commerce du Levant au moyen âge. traduction française par Raynaud – Leipzig 1885-86)

- Et dans [« Esclaves », Olivier Grenouilleau (dir.)]

[ISBN 978-2-7535-1798-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

Olivier GRENOUILLEAU précise p 14 dans l’article publié sous la référence suivante :

http://www.pur-editions.fr/couvertures/1331720543_doc.pdf

« Dans le monde musulman, les Abyssines et les circassiennes étaient demandées comme concubines. »

- Lire aussi l’article de Clio sur http://clio.revues.org/419#tocto1n1 concernant la pratique de l’esclavage à Florence et à Gènes au XVe siècle.

3 - maître des monnaies : directeur des Monnaies de Paris

4 - argentier du roi : directeur des services financiers

5 – Dans sa postface, Jean-Christophe RUFIN indique qu’il a pris quelques libertés en ce qui concerne le personnage de Jean de Villages.

Le site des Amis de Jacques Cœur s’est intéressé à Jean de Villags :

http://www.jacques-coeur-bourges.com/jeandevillage.htm

6 – Sur le même site on peut lire quelques articles sur Agnès Sorel :

http://www.jacques-coeur-bourges.com/agnes.htm

Un dossier sur la mort d’Agnès Sorel :

http://www.jacques-coeur-bourges.com/agnesdossier.htm

7 – Sur la mort de Jacques Cœur :

http://www.jacques-coeur-bourges.com/dernier_voyaget1.htm

http://www.jacques-coeur-bourges.com/mort1.htm

 

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30 mars 2013

Magda SZABO (1917~2007) - LA BALLADE D’IZA (2005)

Magda SZABO (1917~2007) - LA BALLADE D’IZA (2005)

Traduction de Tibor Tarda 

     Vince ne la reconnaît plus ! Le désarroi de la vieille dame est immense.   Le mari d’Etelka Sköcs meurt d’un cancer à l’hôpital. Après l’enterrement, Etelka doit quitter sa ville natale, sa maison, ses objets familiers, ses occupations quotidiennes, ses relations. Iza a tout organisé pour son repos. Elle vivra désormais à Budapest dans l’appartement moderne et confortable de leur fille bien aimée. Désemparée, ayant perdu ses repères, se sentant inutile, la vieille dame se pétrifie dans sa non-existence jusqu’à son retour au village où elle doit faire ériger la tombe de son époux décédé.

     Certains personnages de ce roman sont fidèles aux traditions ancestrales. Ils sont respectueux de leurs origines, de la religion luthérienne et des valeurs d’un passé révolu. Ces personnes survivent ou résistent à leur manière aux bouleversements politiques qui succèdent à défaite de la Première Guerre mondiale.

     Vince a subi 23 ans de destitution professionnelle et de mise au ban de la société pour avoir refusé de condamner sur ordre, en tant que juge, des ouvriers agricoles qui s’étaient révoltés dans les années 20. Il a résisté pendant la guerre et a sauvé un juif lors d’une rafle en 1944. Il a été réhabilité en 1945.

     Passée de l’autorité bourgeoise et sectaire de la tante Emma à sa vie d’épouse de réprouvé politique et de mère d’Andrus, leur fils mort à 9 ans, puis d’Iza, son épouse Etelka, n’a jamais été maîtresse de son destin. Elle a toujours déployé des trésors d’imagination, d’économie, de débrouillardise pour faire face aux difficultés financières de la famille. L’aisance retrouvée, Etelka a conservé ces qualités qui sont devenues son moyen d’exprimer son amour et son utilité.

     Le docteur Dekker, professeur de médecine était un ami de jeunesse fidèle de Vince. Il fut nationaliste et résistant pendant la guerre. « …ce doyen qui mettait sa toque à l’envers les jours de manifestations publiques et, les jours de grande victoire allemande… »

     Guitza, la voisine du couple survit chichement dans une société athée en brodant toujours des robes de pasteurs.

     Tout en adoptant la modernité, l’ex-mari d’Iza, Antal, revendique ses origines modestes. Il a craint de se perdre en restant dans le mouvement que conduit Iza. C’est lui qui achètera la maison et le mobilier d’Etelka. Il essaiera de rendre leur chaleur compatible avec le confort moderne. Antal, qui s’est attaché au vieux couple Sköcs, sera prêt à accueillir la vieille dame chez lui, pour qu’elle entretienne sa maison.

     La destinataire de la photo du moulin est Lidia, l’infirmière dévouée qui a su écouter et éclairer les derniers jours de Vince agonisant.

     Toutes ces personnes accordent une grande importance à leur origine sociale.

     D’autres personnages sont les représentants de l’esprit de modernité effrénée voulue par le régime communiste totalitaire en place. Le credo est faire table rase du passé, en vue d’un avenir meilleur.

     Iza, la fille très aimée de Vince et d’Etelka, représente la femme nouvelle créée par le communisme totalitaire qui dirige la Hongrie depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. La jeune femme est adulée par ses parents. Elle est belle et intelligente et a réussi ses études de médecine dans d’excellentes conditions. Iza exerce son métier avec compétence, passion et dévouement total. Dès l’enfance, elle a fait preuve d’un caractère affirmé et combatif. Plus tard, elle a participé activement à la résistance antinazie. Cest une femme moderne, athée, libérée des traditions « bourgeoises » que sont les fiançailles, le mariage, les rites. Elle va de l’avant, refuse de s’épancher sur ce qui n’est plus. Dans tous les aspects de sa vie, elle rompt avec le passé, au profit de la modernité. Iza aime ses parents, mais ses manifestations d’amour sont matérielles, soumises à un calendrier. Si elle organise elle-même la vie de sa mère à Budapest, c’est pour lui épargner des soucis matériels, c’est pour son bien, pense-t-elle. Mais la vie ordonnée, structurée, qui ne laisse aucune place  au désordre, à l’imprévu, qu’elle offre à Etelka, lui apporte-t-elle pour autant le bonheur ? Quand elle s’en inquiète, Iza est incapable de l’exprimer.

     Domokos est amoureux et amant d’Iza, malgré la réserve de la jeune femme. Écrivain officiellement reconnu, il craint les entraves à sa liberté et à sa carrière. À la fois acteur et spectateur des événements qui se déroulent sous ses yeux, craignant d’être happé dans le sillage d’Iza, lui aussi fuira.

     Le lapin apprivoisé, Kapitany,  symbolise une forme de résistance de ses propriétaires. Pour ces derniers, posséder un animal de compagnie était une des rares formes de liberté dont ils pouvaient profiter dans un régime communiste totalitaire où tout était réglementé et contrôlé.

 

lapin

 

     Ce livre est traduit du hongrois. Son écriture est agréable, le vocabulaire est riche et imagé. La psychologie des personnages est fouillée. L’histoire est conduite avec habileté. Tous les personnages sont attachants. L’attention des lecteurs est soutenue constamment.

     Ce roman nous concerne tous. Il décrit des situations et des sentiments que nous avons tous éprouvés en tant qu’enfant de nos parents, que nous vivons en tant que parents ou auxquelles nous seront confrontés un jour. Il nous remémore des situations vécues. À travers le point de vue et le ressenti des personnages du récit, il nous amène à remettre en cause certaines options ou attitudes que nous avons pu avoir dans des circonstances comparables.

     Magda SZABO met en scène des personnages qui se laissent conduire par de fortes personnalités, Emmerence dans La Porte (2003), Vince puis Iza dans La Ballade d’Iza. Dans les deux romans, un animal de compagnie, le chien Viola pour le premier, Kapitany dans le second occupent une place symbolique dans le déroulement du récit.

     Le livre est publié par les Editions Viviane Hamy. Une précédente traduction du roman est parue en 1967.

roman du même auteur :

Le Faon (2008)

9 mars 2013

Toni MORRISON (1931) - HOME (2012)

Toni MORRISON (1931) HOME (2012)

Traduit de l’anglais des États-Unis par Christine LAFERRIÈRE (1)

     Avant les premières lueurs de l’aube, serrant le col de sa veste militaire contre sa gorge, Frank court pieds nus dans la neige le long des pâtés de maisons et se présente à la porte du presbytère de l’église méthodiste africaine épiscopale. Profitant de la torpeur narcotique nocturne qui règne dans l’hôpital psychiatrique voisin, il vient de s’en évader. Comment y était-il arrivé ? Il ne s’en souvient plus. « J’étais peut-être mêlé à une bagarre ? » « J’ai dû mal me conduire. », estime-t-il, incertain. Deux jours plus tôt, il s’était retrouvé là, sanglé sur un lit, émergeant d’un sommeil médicamenteux.

Coree_guerre

 

     L’histoire se déroule dans les années 1950. Sa participation à la guerre de Corée terminée, de retour aux États-Unis, le soldat noir Frank Money ne souhaitait plus rentrer dans le village de son enfance en Géorgie. Unique survivant du trio de copains qui s’étaient engagés dans l’armée pour s’en aller loin, loin du pire endroit du monde, où il n’y avait pas d’avenir, Lotus, où il s’était promis de ne plus revenir s’y retrouver face aux proches de Mike et Stuff, morts au combat. Depuis son retour, hanté par les horreurs des affrontements avec l’ennemi, Frank Money errait, incapable de garder un travail, ni de maintenir une relation durable avec Lily, la jeune femme rencontrée à Seattle et avec qui il vivait. A la réception d’une lettre le priant de venir au plus vite au secours de sa sœur Cynthia (Cee), en danger de mort, il se lança dans un long périple rempli d’embûches, de Seattle vers Atlanta.

 

     Toni MORRISON a structuré ce court roman en alternant deux modes narratifs différenciés par leur typographie : tronçonnant le récit proprement dit, dans lequel ils s’insèrent, de courts chapitres en italique portent sur la nature de la névrose de Frank. Ce dernier y raconte ses obsessions à la narratrice : son enfance malheureuse stigmatisée par les sévices ségrégationnistes des années 30 qui l’ont chassé tout enfant avec sa famille de son Texas natal ; sa jeune sœur Cee, exutoire des ressentiments haineux de l’épouse de leur grand-père ; son besoin de fuir Lotus ; Cynthia, dont il était le seul protecteur, restée seule là-bas, incapable de se défendre ; les images insoutenables des atrocités de la guerre, compagnes de ses crises de démence. Tout au long de cette confession, des souvenirs précis se réveillent, l’auto-culpabilisation se fait jour, les secrets refoulés remontent à la surface, le récit s’éclaire.

 

     À travers les dialogues et les situations vécues par les personnages, dans un style direct, simple, concis, pudique, Toni MORRISON restitue, dans le récit proprement dit, la multitude d’obstacles qu’imposent au quotidien les lois ségrégationnistes confinant les Noirs dans la misère et l’insécurité. Elle met en évidence le dualisme des manifestations de délinquance et des phénomènes d’entraide et de partage au sein de la communauté noire, dans ce contexte de précarité de chaque instant.

 

selma

 

Home, simple roman ? ou plutôt, conte philosophique ?

 

     Où trouver un avenir, quand on habite Lotus ? Pour le frère comme pour sa sœur l’avenir était ailleurs. Ailleurs, la découverte de la part abjecte de sa personnalité a rendu Frank « cinglé ». D’ailleurs, Cee rapporte un cœur meurtri et un corps mutilé, fruits de son ignorance sociale et de sa naïveté. De retour à Lotus, grâce à l’abnégation, la solidarité, la stimulante force de caractère et la volonté de survie digne partagées par un groupe de femmes laissées-pour-compte de la communauté du village, l’un et l’autre réaliseront que c’est en eux que se trouvent les clés de leur avenir, au foyer familial (Home). Libérés du poids de leur passé et de leurs erreurs, les personnages se préparent à assumer leur destin.

La version française de Home est parue chez Christian Bourgeois en 2012.

 

1 - Christine LAFERRIÈREa fait des études de latin et de grec au lycée. Elle a choisi la spécialité du Moyen-Âge et est titulaire d’une agrégation d’anglais et d’une licence de droit. Christine LAFERRIÈRE est professeur d’anglais en banlieue parisienne. Passionnée d’étymologie, elle a appris en autodidacte, la langue tchèque, dont elle traduit des romans de fiction contemporaine.

 

Parmi ses traductions, elle a à son actif la traduction de divers textes pour des revues (Centre National de la Danse, textes juridiques, parfois philosophiques…), un recueil d’essais de John Ronald Reuel TOLKEIN (1892~1973), (The Legend of Sigurd and Gudrún, parution posthume en anglais, en 2009), La Légende de Sigurd et Gudrún l’œuvre poétique en vieil anglais du même auteur (Christian Bourgeois, parue en édition bilingue en 2010) ; Le chapeau de M. Briggs deKate SUMMERSCALE (Christian Bourgeois, 2012)

 

http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=auteur&id=2568

 

http://www.tolkiendil.com/tolkien/portraits/interviews/sigurd

 

Guerre de Corée :

 

http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Cor%C3%A9e/114672

 

http://www.universalis.fr/encyclopedie/guerre-de-coree/

 

http://www.ina.fr/histoire-et-conflits/autres-conflits/video/CAA8000996501/la-guerre-de-coree-a-30-ans.fr.html

 

Source des photos :

 

http://www.histoire-en-questions.fr/reportage/marche/selma.html

 

http://usasegregation.unblog.fr/files/2010/03/arretdebusphotojackdelanocarolinedunord1940.jpg

 

22 février 2013

Gérard MORDILLAT (1949) – Rue des Rigoles (2003)

Gérard MORDILLAT (1949) – Rue des Rigoles (2003)

     Gérard MORDILLAT évoque dans Rue des Rigoles les vingt premières années de son existence. Souvenirs et itinéraire d’une vie partagée entre ses parents et ses copains de toujours.

     Issu de plusieurs générations de Parisiens du côté paternel, Gérard est né dans le XXe arrondissement de Paris, treize ans après son frère aîné. L’origine familiale était cosmopolite du côté de Madeleine, sa mère. Celle-ci, née à Vancouver, escale temporaire de la troupe du cirque Barnum dans laquelle son père et ses oncles étaient musiciens, avait passé sa jeunesse aux États-Unis avant de rencontrer Jojo Père sur une plage du Tréport... Avec leurs deux fils, Madeleine et Jojo Père partageaient un deux-pièces, au sixième étage sans ascenseur du 222 rue des Pyrénées, avec cabinets à la turque sur le palier et vue sur la Sacré-Cœur. Dans cet arrondissement populaire du Paris des années d’espoir d’un avenir meilleur de l’après-guerre à 1968, tout le monde était du même milieu. Si, les Mordillat n’étaient pas riches, ils ne manquaient de rien : la mère de Gérard était professeur d’anglais chez Berlitz, tandis que son père était serrurier à la SNCF.

      Gérard MORDILLAT fait renaître, un Paris disparu au fil des ans, ses petits commerces, ses cafés, ses ateliers, ses cinémas de quartier d’avant le téléphone pour tous, un Paris convivial, d’amitié, de solidarité. Depuis, les automobiles ont colonisé les rues, privant les gamins de leurs terrains de jeu. La frénésie financière sur l’immobilier a délogé les gens modestes du centre des villes et l’automatisation des tâches a anéanti le monde ouvrier. Peu importaient alors les diplômes, le désir de travailler et la débrouillardise suffisaient pour gagner sa vie. « Seuls ceux qui ramenaient leur paye à la maison avaient le droit de la ramener en société ». Une culture autodidacte, une formation « sur le tas », des rencontres opportunes, associées à l’ambition et au goût du risque révélaient des vocations inconscientes.

Gérard_Mordillat

 

 

8 février 2013

GAYATRI DEVI (1918~1998) - A Princess Remembers (1976) ; Une princesse se souvient (1996)

GAYATRI DEVI (1918~1998)

A Princess Remembers (1976) ; Une princesse se souvient (1996)

rajmatagayatridevi

Les mémoires de la Maharani de Jaipur recueillies par Santha Rama Rao

Traduction de l’anglais par Élisabeth Chayet

 

     Contemporaine des bouleversements radicaux qui ont marqué l’histoire politique, économique et sociale de l’Inde au cours du XXesiècle, Gayatri Devi représentait à la fois les fastes orientaux d’un passé révolu et la modernité du cheminement démocratique qui a suivi l’indépendance du pays après la Seconde Guerre mondiale.

Indira Devi 1

     Gayatri Devi, « Ayesha » était la quatrième enfant du Souverain de la principauté du Cooch Behar(1), Jitendra Nârâyan et de la princesse Indira Gaëkowar  dBaroda (2). À la mort prématurée de son époux, cette dernière fut chargée d’assumer la régence du Cooch Behar auprès de son fils aîné Jagaddipendra Nârâyan, « Bhaiya » qui n’avait que sept ans. La beauté d’Indira, son charme, sa grâce, sa vitalité, son souci des autres, ses opinions avancées, sa vie mondaine en avaient  fait un personnage légendaire. Tous l’appelait Ma. Intelligente et cultivée, Ma avait donné à ses cinq enfants une éducation éclectique, sélectionnant des établissements et des maîtres réputés pour leur ouverture d’esprit. Ayesha avait fait des études à Londres, en Suisse, en Inde, était passionnée d’équitation, pratiquait le polo, le golf, le tennis, la natation et aimait piloter de puissantes voitures de sport.

    En dépit des réticences de Ma et de ses frères, Bhaiya et Indrajit, Ayesha fait un mariage d’amour en 1940 avec le séduisant Maharadja de Jaipur, Sawai Man Singh II (Jai), devenant ainsi la troisième Maharani de la Principauté de Jaipur, le plus important des 18 états princiers de la région du Rajputana(3). Les deux premières épouses, choisies par la famille du prince pour des raisons dynastiques étaient des princesses de Jodhpur, l’État rajput voisin. Ces dernières, « Son Altesse Première » et «Jo Didi », vivaient dans le purdah(4) au zénana du palais de Rambagh. Déjà père de quatre enfants, Jai  eut un troisième fils avec Ayesha, Jagat Singh.

 

Gayatri Devi 2

 

     Au Rajputana, la vie de la troisième Maharani n’était guère différente de celle qu’elle connaissait au Cooch Behar, si ce n’est que tout, dans cette cour, était bien plus grand et qu’elle y était à demi soumise au purdah. Ayesha circulait librement dans les palais et les jardins, mais était obligée de se faire accompagner quand elle souhaitait franchir les limites de ces derniers. Cependant, elle passait les étés avec son mari en Europe, continuait à pratiquer ses sports favoris et recevait les invités de marque dans les résidences indiennes et les palaces rajputs du Maharajah. Loin d’être une jolie potiche, la princesse s’intéressa à l’émancipation et à l’éducation des filles en créant, finançant et supervisant plusieurs écoles. Elle s’attacha aussi à sauvegarder l’artisanat traditionnel.

    Au cours de la Seconde Guerre Mondiale, les forces armées de la Principauté de Jaipur, aux côtés de la Grande-Bretagne, apportèrent leur contribution aux Alliés contre le nazisme. Durant quelques mois, tant que leur présence à proximité de la frontière nord-ouest de l’Inde, où Jai fut affecté, ne fut pas une menace pour sa sécurité, Ayesha y résida avec son époux et se réjouit de  vivre plus simplement comme n’importe quelle épouse d’officier. De retour à Jaipur, elle participa à l’effort de guerre : sous les auspices de la Croix-Rouge, elle se mêla aux réunions de travail tenues dans le club de femmes appartenant à d’autres milieux que le sien ; Jo Didi et Ayesha occupèrent à des travaux d’aiguilles pour l’organisation humanitaire, les nombreuses femmes qui vivaient au palais.

1011370-LIndépendance_et_la_partition_de_lInde

    La vie de Gayatri Devi changea de manière radicale après la guerre. Le gouvernement anglais, qui souhaitait précipiter le processus d’indépendance, nomma lord Mountbatten Vice-roi des Indes en 1947. L’Indian Independence Bill(5) entra en vigueur le 15 août 1947 au prix d’une sécession d’une partie du pays qui forma l’État islamique du Pakistan. Le Maharajah de Jaipur se vit allouer une confortable liste civile et le titre honorifique de rajpramukh(6) sans réel pouvoir, en compensation de l’intégration de l’État du Jaipur au sein de la République indienne, dans le groupement administratif de l’Union du grand Rajasthan qui fusionnait la plupart des États rajputs.    

     Gayatri Devi entra en politique en 1962. Elle fut élue député du parti Swatantra, opposé au parti du Congrès, avec un score de suffrages exceptionnel au Parlement indien (Lok Sabha). Elle fut réélue en 1967, puis en 1971. De 1964 à fin 1968, Jai fut ambassadeur de l’Inde en Espagne. Durant cette période, Gayatry Devi mena de front ses responsabilités d’épouse de diplomate et ses activités parlementaires entre l’Espagne  et le Parlement indien.

    En 1970, alors qu’il arbitrait un match de polo en Angleterre, Sawai Man Singh II s’écroula, mortellement frappé par une crise cardiaque.

    La même année, Indira Gandhi, Premier ministre, décida la déposition d’un amendement à la constitution pour supprimer des listes civiles des anciens princes(7) et dans la foulée, une grande partie des États provinciaux passa sous l’autorité centrale. Aux prises avec une disette, une inflation galopante, un déficit commercial dramatique, des grèves, des manifestations d’étudiants, des accusations de manœuvres électorales frauduleuses, Mme Gandhi déclara l’État d’urgence, brisa les grèves sans ménagement, fit arrêter plusieurs milliers de personnes ainsi que les dirigeants de l’opposition. C’est dans ce contexte que Gayati Devi fut arrêtée en 1975 sous prétexte du maintien de la sécurité nationale(8) et détention illégales de devises étrangères et activités de marché noir(9). Elle passa cinq mois à la prison de Tihar à New Dehli.

     Après sa libération, malade, très affectée par de nouveaux deuils familiaux, Gayatri Devi se retira de la vie politique, se consacra à sa famille et ses amis, participa aux réunions des conseils d’administration des différents établissements scolaires qu’elle a fondées.

*****

    Ce livre rapporte la vie d’une femme hors du commun qui a su concilier tradition et modernité. Gayati Devi y relate son enfance heureuse, la liberté dont jouissaient des enfants princiers du Cooch Behar, mais aussi les contraintes auxquelles ils devaient se soumettre. Sur les pas de la princesse, les forts visités aujourd’hui par les touristes et les palais-hôtels où ils logent retrouvent leur faste et leur animation d’antan, les objets figés des musées leur utilité. Tels les dames du Purdah, à travers les murs percés des zénanas, les lecteurs aperçoivent le déploiement de richesses fabuleuses des fêtes somptueuses, les cortèges colorés de centaines d’éléphants, de cavaliers, de musiciens, de danseuses… Ils suivent les hôtes prestigieux du Maharajah dans une chasse à dos d’éléphant ou traquent le tigre prédateur du bétail des paysans. La Princesse explique les règles de savoir vivre, la signification des fêtes locales, l’origine des rites traditionnels et religieux.

 

Inde 453

    Ayesha raconte aussi le plaisir de l’anonymat : circuler librement dans les rues de Londres, prendre le métro. En Europe elle participe aux mondanités qui font les choux gras des journaux-people.

    Viennent ensuite : les conséquences de la partition du pays, les millions de personnes déplacées, les réfugiées à accueillir, la protection de ceux qui restent ; l’exaltation de la démocratie naissante, sa fragilité, les errements et les dérives des élus ; l’amorce de l’émancipation des femmes ; la nécessité de préserver le patrimoine historique fabuleux du pays de l’abandon et de la décrépitude et de mettre en valeur l’habileté et le savoir-faire des artisans.

    Ce livre complète agréablement les guides touristiques destinés aux touristes étrangers visitant le Nord de l’Inde

     Gayatri Devi a légué les droits d’auteurs d’Une Princesse se souvient à l’organisme créé par son mari « Sawai Man Singh Benevolent Trust » pour venir en aide aux défavorisés de Jaipur.

Notes

1 – La principauté de Cooch Behar se trouvait sur les pentes de l’Himalaya, au Nord-Est de l’Inde à quelque 400 km au nord de Calcutta  au confluent du Brahmapoutre et de la Tîsta. Après la partition de l’Inde en 1947, celle-ci (Koch Bihar) fut intégrée au Bengale occidental. 

2 - La principauté du Baroda (Vadodara) se trouvait au bord de la mer d’Oman dans l’état du Gujarat au Nord-Ouest de l’Inde. Baroda se trouve au bord du fleuve Vishwamitri, c’est la capitale culturelle du Gujarat.

3 – Le terme de Rajputana a été remplacé par celui de Rajasthan dans la  Constitution de 1949. La ville de Jaipur en est la capitale

4 – Probablement introduit en Inde par les musulmans, le purdah prend des formes différentes suivant les communautés. Pendant la domination britannique, le purdah était largement pratiqué aussi bien chez les musulmans du sous-continent indien que dans les communautés indoues où il s’était répandu. Purdah signifie littéralement « rideau ». C’est à la fois une ségrégation physique et l’obligation faite aux femmes de voiler leur corps et de cacher leurs formes en public. La partie de l’habitation réservée aux femmes est le zénana. À l’intérieur d’un bâtiment, le purdah peut se concrétiser par des murs, des rideaux ou des écrans. Les activités des femmes restent confinées à l’intérieur de l’habitation. Les femmes des classes les plus favorisées sont les plus susceptibles d’appliquer le purdah.

5 - L’Indian Independence Bill  fut voté par le Parlement britannique en juillet 1947.

6 – Rajpramukh « Chef de l’État » de la nouvelle union, responsable de l’administration de la province entière

7 – Cet amendement fut déposé en septembre 1970.

8 – M.I.S.A. “ Maintenance  of International Security Act”

9 – C.O.F.E.P.O.S.A. “Conservation Of Foreign Exchange and Prevention Smuggling Activities”

Source des photos:

http://www.noblesseetroyautes.com/nr01/2009/07/deces-de-la-maharani-gayatri-devi-de-jaipur/

http://www.google.fr/imgres?q=gayatri+Devi&start=185&um=1&hl=fr&sa=N&tbo=d&biw=1280&bih=631&tbm=isch&tbnid=pczZagf76BeSSM:&imgrefurl=http://www.anaisevents.com/2012/05/maharani-style/&docid=wqakVpBH7LUbAM&imgurl=http://www.anaisevents.com/wp-content/uploads/2012/05/gayatri.jpg&w=720&h=480&ei=mmMFUcOcFuq40QW76oEo&zoom=1&iact=hc&vpx=200&vpy=293&dur=662&hovh=184&hovw=276&tx=133&ty=135&sig=104387838239172399856&page=7&tbnh=142&tbnw=216&ndsp=32&ved=1t:429,r:11,s:200,i:37

Source de la carte

http://www.google.fr/imgres?imgurl=http://www.larousse.fr/encyclopedie/data/images/1011370-LInd%C3%A9pendance_et_la_partition_de_lInde.jpg&imgrefurl=http://www.larousse.fr/encyclopedie/image/Laroussefr_-_Article/1011370&h=627&w=580&sz=279&tbnid=qOQj8lWP5bQ6LM:&tbnh=90&tbnw=83&prev=/search%3Fq%3Dl'ind%25C3%25A9pendance%2Bde%2Bl'Inde%2Bcarte%26tbm%3Disch%26tbo%3Du&zoom=1&q=l'ind%C3%A9pendance+de+l'Inde+carte&usg=__bn8J1ecRDtP1joPSQfuAxy_GM40=&docid=bX04U5I6WQafEM&hl=fr&sa=X&ei=EmQFUeg0xZXRBazUgcgM&sqi=2&ved=0CDIQ9QEwAQ&dur=520

À voir aussi

http://www.youtube.com/watch?v=BHuCHpq9tPg&NR=1

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20 janvier 2013

Philip ROTH (1933) – Nemesis (2010) – Némésis (2012)

Philip ROTH (1933) – Nemesis (2010) – Némésis (2012)

1ère partie : Newark équatorial

     Newark(1), dans l’état du New-Jersey aux États-Unis, en 1944, Eugène Cantor, 23 ans, est directeur du terrain de jeu des  garçons du quartier juif de Weequahic. Dès l’enfance, grâce à une grand-mère attentive, douce et aimante, sous la houlette d’un grand-père bienveillant, énergique et de grande rigueur morale, il a réussi à surmonter les handicaps que le sort lui avait réservés à la naissance : une mère morte en le mettant au monde, un père qu’on a écarté après son séjour en prison pour escroquerie. En raison de sa très forte myopie, l’armée l’a réformé. Il regrette de ne pouvoir participer à la guerre que mène l’Amérique sur deux Fronts depuis l’attaque de Pearl Harbour alors que ses deux meilleurs amis  combattent les Nazis en France. Celui que tous appelaient Bucky est devenu excellent gymnaste de sport de compétition, lanceur de javelot et haltérophile exceptionnel.

     Les garçons admirent et respectent Mr Cantor, envient sa carrure d’athlète et ses exploits sportifs. Ils apprécient l’attention qu’il leur porte, la patience avec laquelle il décompose les mouvements propres à chaque discipline sportive. Ils rêvent de lui ressembler tant ils sont impressionnés par les démonstrations magistrales de leur professeur.

Poliovirus image numérique

http://www.imaging.beckman.illinois.edu/areas/computational.html

     Dès le début de l’été, le virus de la poliomyélite(2), contre lequel il n’existe encore aucun vaccin, a contaminé de nombreux enfants, adolescents et jeunes gens de différents quartiers de Newark. D’abord minorée, la maladie se révèle particulièrement pernicieuse cette année. Elle atrophie, déforme, paralyse les membres, enferme les enfants dans cet horrible appareil nommé « poumon d’acier». Elle tue aussi. Jusque-là épargné, le quartier de Weequahic compte ses premières victimes et ses premiers morts parmi les enfants qui fréquentent le terrain de jeu. Sous l’emprise de la peur qui succède à leur inquiétude, les habitants accordent crédit aux rumeurs les plus folles concernant les facteurs de la contamination. Les phobies de toutes natures et les vieux démons ancestraux se réveillent.

     Mr Cantor ne perd pas son sang-froid, il estime de son devoir de protéger les enfants du quartier. Tout en leur dispensant maints conseils de préventions, il continue à les  accueillir malgré la chaleur accablante et sous le soleil implacable. Encore est-ce s’acquitter, à ses yeux, d’un courage bien mince comparé à celui dont doivent faire preuve les soldats expédiés sur le Front ! Inexorable, le fléau progresse. Faisant face à l’adversité, Bucky, rassure les inquiets, s’efforce de calmer les hystériques, visite les parents des enfants hospitalisés, partage la douleur des familles en deuil. Mais, secrètement, Bucky s’insurge : comment le Dieu du peuple élu peut-il imposer un tel destin à ses enfants ? quel est ce Dieu qui se plait à tuer des créatures innocentes ?

     Bucky se languit de Marcia qui l’aime et dont il est follement amoureux. Il refuse dans un premier temps d’abandonner les gamins de Weekahic afin de la rejoindre et respirer l’air pur de son camp de vacances en Pennsylvanie où un poste correspondant à ses capacités vient de se libérer. La jeune fille ayant accepté de se fiancer avec lui, il cède.

2ème partie : Indians Hills

      Mais la joie de retrouver Marcia, son plaisir de citadin découvrant pour la première fois la vie saine au grand air, les beautés de la nature, la magnificence du cadre des Poconos Montains, son admiration devant l'entousiasme naïf des jeunes jouant aux Indiens, ont, dès qu’il est seul à la tombée du jour et toutes les nuits, l’arrière-goût amer du remord d’avoir déserté l’enfer de la ville infestée, alors que son ami d’enfance Jack vient d’être tué dans un combat bien plus ardu en libérant la France. Le mal sournois qu’il avait cru fuir le rattrape. Atterré, Bucky Cantor découvre qu’il a apporté le virus avec lui dans le milieu protégé du camp.

3ème partie : Réunion

     Le narrateur, Arnie Mesnikoff, s’adresse maintenant aux lecteurs. Il raconte comment, après l’avoir retrouvé fortuitement vingt-cinq ans plus tard, il a recueilli les confidences de Mrs Cantor. Deux destins se confrontent.

     À l’époque de la grande épidémie, Arnie venait retrouver ses camarades sur le terrain de jeu dont Mr Cantor était le directeur. Il était des joueurs les plus acharnés des parties de softball et avait été un des premiers enfants contaminés. La polio l’a laissé handicapé moteur. Arnie Mesnikoff a accepté son sort et s’est épanoui en mettant son expérience au service des entreprises qui aménagent les locaux destinés aux personnes handicapées. Il s’est marié, est père de deux enfants et a une vie sociale « normale ».

     Après la longue et douloureuse rééducation qui avait suivi la maladie de Bucky, son corps d’athlète gardait les stigmates de la polio : des membres atrophiés et déformés qui s’affaiblissaient encore et le faisaient de nouveau souffrir. Il avait sabordé son avenir avec la certitude irrationnelle d’avoir contaminé toutes les victimes, avait renoncé à se marier, en dépit des supplications d’une fiancée qui l’aimait véritablement au point d’envisager de partager sa vie avec un infirme. Mr Cantor, que Mr O’Gara, le directeur de la gestion des terrains de sport s’obstinait à appeler Mr Cancer, avait rompu tous les ponts avec son passé. Il vivait seul, rongé par le cancer de la honte, s’imposant une vie de solitude, s’efforçant d’éviter tout ce qui pourrait lui rappeler ce qui aurait pu être.

     « Tu n’as jamais su mettre les choses à bonne distance, jamais ! Tu penses toujours que tu es responsable, alors que tu ne l’es pas. Soit c’est dieu le Terrible qui est responsable, soit c’est Bucky Cantor le Terrible, alors que la responsabilité n’incombe ni à Lui ni à toi. Ton attitude vis-à-vis de Dieu ― elle est puérile, tout simplement idiote.» avait accusé Marcia le jour de leur rupture.

     Les capacités de raisonnement limitées de Bucky l’empêchaient de reconnaître les limites de sa responsabilité, de percevoir l’incohérence de ses griefs contre Dieu alors qu’il se prétendait agnostique et d’admettre la part du hasard dans le cours des évènements qui frappent l’humanité. Il lui fallait un coupable. Le coupable devait être châtié. Persuadé d’avoir apporté la maladie à toutes les victimes, par une interprétation empirique primitive des évènements qui ont traversé sa vie, Eugène Cantor s’était arrogé le rôle de bouc émissaire. Par orgueil, il s’était condamné à une existence solitaire concentrée sur son mal expiatoire et son amour volontairement perdu.

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     Le roman de Philip ROTH comporte de magnifiques descriptions alliant justesse, précision et concision.  Le récit d’Arnie relatant comment l'enfant qu'il était a vécu la survenue de sa maladie et de ses conséquences est particulièrement émouvant. En contrepartie, des effets de répétition de la chronique des mesures adoptées par les autorités, des listes de noms publiées dans la presse locale, des rumeurs colportées par la population, soulignent la virulence et l’extension exponentielle du mal. Incapable d’évoluer dans son raisonnement, Bucky ressasse tout au long du récit, les  arguments le culpabilisant de n’avoir pas su protéger les enfants des actions démoniaques de Dieu.  

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1) Voir la carte : 

2) Existant probablement depuis des temps très anciens, longtemps sporadique (cas isolés) et touchant surtout de jeunes enfants, la poliomyélite avait manifesté, depuis un peu plus d'un siècle, un génie épidémique inquiétant, n'épargnant aucun âge et apparaissant dans les années 1940-1950 comme un fléau des plus redoutables (jusqu'à 4500 cas, par an, en France). C'est dans la décennie 50 qu'est apparue la vaccination contre les trois types de virus reconnus, d'abord par un vaccin inactivé (Salk 1954, injectable), puis par un vaccin vivant atténué (Sabin 1957, prise orale). Source : http://www.med.univ-rennes1.fr/sisrai/art/poliomyelite_p._230-236.html

6 janvier 2013

Irène FRAIN (1950) – Beauvoir in love (2012

Irène FRAIN (1950) – Beauvoir in love (2012)

     En 1929, sa deuxième place derrière Jean-Paul SARTRE au concours de l’agrégation de philosophie la consacrait aux yeux de ses pairs. Bien que Simone de Beauvoir ait été réintégrée dans l’Éducation Nationale à la Libération, pendant la guerre, les relations amoureuses homosexuelles qu’elle entretenait avec certaines de ses élèves lui valurent une mesure de suspension de son poste de professeur, puis un renvoi en 1943. Le succès de son premier roman « L’Invitée » publié la même année l’avait révélée au milieu littéraire. Cependant, nous précise Irène FRAIN, en 1947, ce n’était qu’en tant que mythique compagne de Sartre, dont elle dépendait encore financièrement à cette époque, qu’elle était connue du public.

     Intriguée par la lecture des lettres1 de Simone de Beauvoir à son amant américain Nelson ALGREN, Irène FRAIN est partie en Amérique sur les traces de la figure de proue du féminisme, laudatrice de l’existentialisme, de l’athéisme et du communisme. Elle a assemblé les pièces d’un puzzle glanées dans les courriers que Simone a adressés à Sartre à l’époque de leur liaison, les a recoupées avec celles contenues dans ses quelque trois cent lettres à Nelson. Elle a confronté ces informations avec les récits des témoins et les évocations explicites incluses dans ses romans et ses Mémoires.

     Les courriers de Nelson à Simone étant toujours inaccessibles, elle a décrypté dans des  nouvelles, des poèmes et des romans de l’écrivain nord-américain les indices qui pouvaient apporter le  point de vue de ce dernier sur certains faits.


      La confrontation de cette documentation avec le carnet-journal rédigé à deux l’année suivante, les photos prises par ALGREN et par son ami le photographe Art Shay(3) à l’époque, qu’il avait soigneusement conservés, ont permis d’éclairer l’enquêtrice sur la nature de leur lien.

      En s’inspirant des faits réels, s’appuyant le plus fidèlement possible sur les documents et les archives qu’elle a pu consulter, Irène FRAIN retrace sous forme d’un récit romancé l’histoire d’amour entre l’intellectuelle parisienne et l’écrivain de l’univers sordide des oubliés de l’essor américain.

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     Le récit commence alors que Simone de Beauvoir était en tournée aux États-Unis. Depuis que Sartre lui avait annoncé son chassé-croisé au-dessus de l’océan avec Dolorès, sa dernière conquête partie le rejoindre à Paris, entre les conférences dans les universités et les entretiens avec des journalistes new-yorkais, cette révélation la hantait : qu’en était-il du pacte entre Sartre et elle ? leur union ne reposait-elle pas sur la fusion des esprits, la mise en commun des ambitions, leur serment d’assistance pour le meilleur et pour le pire ? n’étaient-ils pas liés l’un à l’autre par l’amour nécessaire, les amours « contingentes » avec les autres ? ne se disaient-il pas tout ?... Enfin, …presque ! Cette femme superbe allait-elle la supplanter ? La contingente prenait trop de place !

     « Sartre ne la touchait plus depuis près de douze ans. », précise Irène FRAIN et « il rêvait d’épouser la métisse italo-éthiopienne franco-américaine ».

     Pour voir l’envers de la grandeur américaine, il fallait aller à Chicago. Là-bas, Nelson ALGREN serait un guide idéal, lui avait affirmé  une connaissance commune. Rendez-vous fut pris. L’écrivain américain la plongea dans la vie réelle, aux antipodes des théories élaborées au sein du milieu protégé de son cercle d’intellectuels germanopratins. Dans les bas-fonds de Chicago fréquentés par les ivrognes, les proxénètes, les prostituées, les drogués, les voyous, les fripouilles de tout acabit, il la traîna par des rues malfamées refuges de clochards, passant d’un bar douteux à une boîte louche ou un club de Jazz équivoque. Simone tira de cette expérience de quoi alimenter le récit qu’elle fit paraître en 1948, l’Amérique au jour le jour. Ses conversations avec Nelson l’aidèrent à peaufiner Le deuxième sexe (1949). La même année vit la parution du livre de Nelson ALGREN, The Man with the Golden Arm(2)récompensé par le National Book Award en 1950.

     Dès leur rencontre, Simone fut séduite par le charme de Nelson. De leur coup de foudre réciproque naquirent trois années de liaison amoureuse érotique, accompagnées de flots d’alcool, parcourue d’épisodes de complicité, d’attrait mutuel, d’élans passionnés, de déchirements tragiques, de rancœurs amères. Le souhait de Nelson de garder la femme qu’il aimait auprès de lui en Amérique fut contrecarré par l’emprise de Sartre sur sa maîtresse. Tiraillée entre son amour auprès d’un écrivain encore méconnu et son ambition, « Le Castor » misa sur la célébrité auprès du philosophe engagé. Elle trouva d’autres amours contingentes(4) auprès de son amour nécessaire, pourvoyant aux angoisses causées par ses contradictions à coups d’amphétamines.

Lui continua à dépenser son argent au poker, tout en se battant contre les maisons d’édition. Ce n’est que trois mois avant sa mort d’une crise cardiaque en 1981, que son talent fut officiellement reconnu par son élection à l’American Academy and Institute of Arts and Letters.

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     Si elle le rendit furieux en réduisant l’importance de leur relation à un simple amour « contingent » dans Les Mandarins, en 1954, un échange de quatorze  années de correspondance subsista cependant entre Simone de Beauvoir et Nelson ALGREN et l’anneau inca offert par Nelson le lendemain de leur première nuit d’amour accompagna Simone jusqu’à son dernier jour et, sur sa demande, fut mêlé à ses cendres.

     Dans son récit, Irène FRAIN met en valeur la dualité de la féminité et du féminisme de Simone de BEAUVOIR. Promouvoir ses conceptions féministes s’est fait au prix de sacrifices douloureux. Concilier vie privée et activité professionnelle est une lutte quotidienne vécue par les femmes contemporaines. Simone de BEAUVOIR reste une femme de notre temps.

*****

Notes :

1) La correspondance en anglais de Simone de BEAUVOIR avec Nelson ALGREN (environ 300 lettres) a été traduite et publiée en 1997 par sa fille adoptive Sylvie Lebon-Beauvoir.

 2) L’ouvrage fut traduit en français par Boris VIAN sous le titre de L’Homme au bras d’or (1950) qui obtint le National Book Award en 1950, et inspira le scénario du film éponyme d’Otto Preminger (1955).

 Art_Shay_Photographer_20003) Art SHAY est un photographe-reporter américain né en 1922 dans le Bronx à New-York. Il travaillé sur Chicago à partir de 1948. Il se consacre au photojournalisme à temps plein, produisant des tirages régulièrement pour Time, Life, Fortune et le New-York-Time Magazine. Shay s’est établi une réputation mondiale par les portraits insolites qu’il a réalisé de Marlon Brando, Nelson Algren, Liz Taylor, Simone de Beauvoir, JFK et les centaines d’autres photos sur des personnes moins connues. Dans ses clichés, il favorise l’humanité du personnage plutôt que sa célébrité.

Il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels : Nelson Algren’s Chicago (Université de l'Illinois, 1988), Album for an Age (Ivan R. Dee, 2000), Animals (University of Illinois, 2002) and Couples (University of Illinois, 2003).

4) De 1952 à 1959, Claude LANZMANN devient le compagnon de Simone de BEAUVOIR et l’ami du couple SARTRE-BEAUVOIR et le restera jusqu’à leur mort. Il entre au comité de rédaction de la revue Les Temps Modernes. Il en est le directeur actuel.

Claude LANZMANN (1925) Le Lièvre de Patagonie (Mémoires) (2009)

Sources des photos:

 http://www.stephendaitergallery.com/dynamic/artwork_display.asp?ArtworkID=804 

http://24.media.tumblr.com/tumblr_m28490uClw1r79v1io1_500.jpg 

http://en.wikipedia.org/wiki/File:Art_Shay_Photographer_2000.jpg

23 décembre 2012

Sylvain TESSON (1972) – Dans les forêts de Sibérie (2011)

Sylvain TESSON (1972) – Dans les forêts de Sibérie (2011)

     Dans les forêts de Sibérie est un essai autobiographique sous forme de journal de bord, dans lequel Sylvain TESSON relate six mois de vie solitaire dans le sud de la Sibérie, de février à juillet 2010, au bord du lac Baïkal, un lieu qui l’avait séduit lors de ses précédentes pérégrinations.

     Après avoir traversé à vélo le désert central de l’Islande, fait le tour du monde à bicyclette, traversé l’Himalaya, participé à des expéditions archéologiques, suivi à pied l’itinéraire des évadés du goulag, héros du récit controversé de Slavomir Rawicz¹, de Iakoutz en Sibérie jusqu’à Calcutta en Inde, Sylvain TESSON réalisait un projet qu’il souhaitait concrétiser avant l’âge de quarante ans : rechercher dans la solitude  sa propre vérité.

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     Sylvain TESSON n’a pas posé à la légère ses bagages dans une cabane de rondins isolée entre lac et montagne, par -30°, à plusieurs jours de marche des premiers voisins et du village le plus proche. Il avait anticipé sa retraite dans l’immensité glaciale, d’une préparation matérielle minutieuse.

     « Le camion n’est plus qu’un point. Je suis seul. Les montagnes m’apparaissent plus sévères. Le paysage se révèle intense. Le pays me saute au visage. […] La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses. »

La perspective des jours :

     - la routine de survie quotidienne, évidemment : couper le bois ; fendre les bûches ; allumer et entretenir le feu ; faire fondre la neige ou la glace pour obtenir de l’eau ; préparer les repas ; plus tard, agrémenter ces derniers d’ombles du lac pêchés dans un trou de glace, ou de quelque proie capturée dans la taïga ; dormir ; ranger la cabane ; faire sa lessive

     - goûter la liberté en pleine nature en compagnie d’Aïka et Bêk, deux chiots offerts par ses amis russes : crapahuter raquettes aux pieds ; glisser sur le lac ; longer la rive ; escalader les pentes, tenter d’atteindre un sommet, remonter le lit des ruisseaux

     - ne rien faire ; laisser couler le temps ; goûter la solitude à la chaleur du poêle devant un thé fumant, une bière ou une vodka ; fumer un gros cigare ; lire ; écouter de la musique ; observer la nature au fil des jours et des saisons ; contempler la mobilité du panorama, s’extasier devant sa beauté sublime, les jeux de lumière ; apprivoiser une mésange ; méditer, philosopher, écrire…

     - Retenu dans la cabane, par le mauvais temps, broyer du noir ; se laisser happer dans un  vide intérieur ; souhaiter furtivement partager avec un ( ?), une ( ?) proche l’impression produite par un beau panorama ; regretter l’être cher qui n’a pas voulu suivre (12 mai) ; la pleurer à l’annonce de la rupture de leur liaison (16 juin) ; taper dans sa réserve de vodka et la siffler verre sur verre pour se consoler et, à tout propos, seul, ou en compagnie des rares riverains ou insulaires du Baïkal.

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 Justification et auto-persuasion

     Vivre tout seul un semestre sabbatique sans tentation relationnelle et faire le point sur soi-même ne nécessitent pas de mettre autant de distance entre soi et son camp de base, ni de s’astreindre à une lutte vitale constante contre un froid extrême. Sylvain TESSON manquait-il à ce point de volonté ? À qui sont destinées toutes les affirmations péremptoires sur le bien fondé de sa décision, dont le récit est ponctué ?

On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre !

     « Les mouches de roche. […] Ces pauvres insectes sont offerts en pâture. Ils sont destinés à fournir l’énergie pendant les semaines de pénurie. […] Ils me plaisent tellement que je me tords les chevilles à tenter de les éviter sur les galets de la plage. » (p 222)

     Sylvain TESSON aurait pu faire preuve d’autant de prévenance envers ses lecteurs ! Que son séjour réponde à ses attentes misanthropiques ne justifie aucunement que, tout au long de son ouvrage, il assène des critiques péjoratives sur notre société, notre mode de vie, nos contraintes sociales, le matérialisme dans lequel nous sommes plongés et notre course perpétuelle après le temps. Qu’a-t-il fait dès son retour ? Une promotion bien orchestrée pour l’ouvrage qui rapporte son expérience d’isolement. La société matérialiste, l’intérêt et l’estime des pauvres citadins confinés dans le métro-boulot-dodo ont tout de même des avantages !

     Au fait, que sont devenus les petits chiens ? A-t-il rapporté ses détritus avec son équipement ? Voilà un sujet intéressant pour la survie de la planète.

     Notre néo-Robinson écrit avoir renoncé à figer sur une photographie l’image d’un panorama naturel féerie. Le petit cachottier préférait la filmer. Pourtant, parmi les soixante-sept lignes qui décrivent (p 27 à 29) le « Matériel nécessaire à six mois de survie dans les bois », point de caméra. Celle-ci se cache peut être sous le terme générique d’« Appareils électroniques » parmi d’autres appareils hit-tec un peu gênants à citer tant la complexité de leur conception  adaptée aux conditions météo est coûteuse. Il ne courait plus après le temps ! Il le faisait durer en le fixant successivement 24 fois par seconde. Que son journal ne soit qu’un procédé littéraire n’interdit pas la franchise.

La tête et les jambes en un seul

     Sylvain TESSON s’est mis en scène dans ce film, comme dans le livre. Se présentant comme un homme accompli, le héros/auteur/narrateur met en avant sa culture intellectuelle, son besoin de spiritualité, ses pensées philosophiques à coups de titres réputés inaccessibles au commun des lecteurs, de citations d’auteurs de haut vol, de postulats et d’aphorismes de son cru.

Le lac Baïkal

     Pourquoi se justifier et se poser en censeur pédant ? Amoureux de cette région de Sibérie orientale peu peuplée, aux hivers longs et particulièrement rigoureux, Sylvain TESSON désirait se faire plaisir tout en s’imposant des défis physiques et psychologiques qui satisfont son tempérament indépendant, son attirance pour les émotions fortes et sa recherche de l’insolite. Se lancer dans des expériences originales  exigeantes physiquement constitue sa raison de vivre.

     La vente de ses récits, ses tournées de conférences et les documentaires tirés de ses voyages lui en procure le financement ainsi que la source de ses revenus.

     Narrer ce long séjour solitaire de six mois réduit au périmètre de la cabane de rondins et de ses alentours était une gageure autrement plus ardue que relater une expédition enrichie à tout moment  de découvertes et de faits nouveaux. N’est pas Montaigne qui veut !

     Le film intitulé Bo Travail a été projeté sur les chaînes de télévision et est publié sur la toile (²). Les prises de vue et les images sont excellentes et les plans extérieurs sont magnifiques. Son montage par une société spécialisée est remarquable.  

    Sylvain TESSON a été récompensé par le Prix Médicis dans la catégorie essai en 2011.     

 1 – Slavomir Rawicz (1915~2004) est l’auteur The long Walk, paru en 2002 dans une traduction d’Éric Chedaille, dont le titre français est À marche forcée : À pied du Cercle polaire à l’Himalaya (1941-1942. Il s’agit d’un  récit rapportant une odyssée vécue par Rawicz en 1941et 1942 qui  défraya la chronique dès sa parution en 1956.

     En compagnie de six autres hommes évadés d’un camp du goulag en Sibérie,  Slavomir Rawicz serait arrivé en Inde après avoir traversé  le lac Baïkal, la Bouriatie, la Mongolie, le désert de Gobie, le Tibet, l’Himalaya. Des imprécisions concernant l’itinéraire, des erreurs géographiques manifestes, soulevèrent des critiques doutant de l’authenticité  du périple évoqué. Des invraisemblances éveillèrent des soupçons d’imposture chez certains, les incitant à enquêter sur la nature exacte des tribulations vécues par Slavomir Rawicz, au cours  cette période du conflit  mondial.

     Après la guerre froide, les archives soviétiques confirmèrent ces présomptions. Elles révélèrent les causes de l’arrestation de Rawicz en 1940, sa condamnation, son incarcération et l’origine de sa libération en 1942. Elles apportèrent aussi des informations concernant sa carrière dans l’armée polonaise de libération pendant la Seconde Guerre mondiale.

    Bien avant la parution de L’Archipel du Goulag, le livre de Slavomir Rawicz a eu cependant le mérite d’alerter l’opinion sur le sort des prisonniers du goulag.

  2 – réf web du film Bo Travail : http://www.youtube.com/watch?v=wCnGiztNOes

 Références des illustrations :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Sylvain_Tesson_en_2011-_P1160238.jpg

 http://www.musees-franchecomte.com/index.php?p=617&art_id=1465&args=Y29tcF9pZD0xMDExJmFjdGlvbj1wb3B1cCZpZD0mY29sbGVjdGlvbl9pZD0yMzd8

 http://www.terdav.com/Produit/Fiche/RUS015/magie-glaciale-lac-baikal

8 décembre 2012

William BOYD (1952) – Waiting for Sunrise – L’attente de l’aube (2012)

Image L'attente de l'aube

 

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William_BOYD_1952___L_attente_de_l_aube

27 novembre 2012

David LODGE (1935) A Man of Part (2011) – Un homme de tempérament (2012)

David LODGE (1935)

A Man of Part (2011)Un homme de tempérament (2012)

Traduit de l’anglais par Martine AUBERT

     Surtout connu comme étant un maître  de la littérature d’anticipation : La Visite merveilleuse (1895) ; La Machine à explorer le temps (1895) ; L’Île du docteur Moreau (1896) ; L’homme invisible (1897) ; La Guerre de Mondes (1898) ; Les premiers hommes dans la Lune (1901), le journaliste et romancier britannique Herbert George WELLS (1866~1946) eut une existence hors du commun que David LODGE met en scène dans ce roman.

     Quelques escadrilles de chasseurs bombardiers se faufilent encore de jour, à basse altitude, sous l’écran radar qui protège la capitale anglaise, mais en ce printemps de 1944, ces raids éclairs atteignent rarement le centre de Londres. Sous le regard méprisant de Mr H. G. Wells qui avait refusé d’aller s’abriter à la campagne, les voisins de la maison n°13 Hanover Terrace, reviennent un à un. Bravant le Blitz de 1940-1941. Fidèle à ses habitudes, il était resté toute la guerre dans sa maison. Le vieil homme, malade, constate avec amertume que la plupart de ses œuvres tombent dans l’oubli, qu’on se moque de ses dernières anticipations. Lorsqu’il n’est pas dans un fauteuil dans le petit salon ou dans le solarium, une couverture sur les genoux tantôt lisant, tantôt somnolant, il lui arrive encore d’ajouter une note ça et là, d’apporter une correction au stylo-plume sur une page d’un des deux manuscrits en cours de composition. Alors qu’il sent sa vie s’éteindre lentement, ses proches distinguent parfois quelques mots marmonnés, bribes d’un dialogue ou d’un monologue intérieur du vieillard qui se remémore les détails de son itinéraire.

     Issu d’un milieu modeste marqué par de permanents soucis d’argent, H. G. dont les parents finirent par se séparer, a eu une enfance difficile. Autodidacte, après diverses expériences d’apprentissages, il obtint une bourse qui lui permit de faire des études scientifiques à l’université de Londres où il se lia avec son professeur Thomas Huxley, le célèbre physiologiste ami de Darwin. Il fut un membre actif influent des débats de l’école de pensées de la Fabian Society qui fut à l’origine du parti travailliste britannique. Mais, son impatience et son intransigeance concernant les réformes sociales et économiques de la société qu’il souhaite universelles, ses théories sur la nécessité d’instaurer un état mondial, ses plaidoiries prônant la libération de la femme par l’amour libre et une contraception efficace gratuite, heurtèrent ses meilleurs soutiens et les aristocrates socialistes anglais qui finirent par le rejeter.

     Wells enseigna quelques années et collabora à des revues, puis il se mit à publier des romans d’anticipation qui posaient les problèmes de la survie de l’humanité dans le contexte de la fin du XIXe siècle, commençant une œuvre prolifique (plus de cent livres publiés : romans, nouvelles, essais). H. G. qui avait un grand sens du comique, écrivait des articles et de courts essais divertissants sur des sujets de tous les jours pour des journaux humoristiques. Kipps (1905), dont le héros est un jeune commis de magasin, puis L’Histoire de Mr. Polly (1910), sont des œuvres imprégnées d’indignation dans lesquelles il transposa ses expériences de jeunesse.

     En 1916, il publia Mr. Britling commence à y voir clair, un roman dans lequel la Grande Guerre est vue comme « la guerre qui doit tuer la guerre ».

     Après l’optimisme originel, vint le temps des désillusions avec Le Monde de William Clissold (1926) dans lequel il propose l’instauration d’une république du monde.

    Il écrivit aussi des ouvrages de vulgarisation historiques ou scientifiques comme la trilogie  de La Science de la vie (1929) qui décrit tous les aspects majeurs de la biologie telle qu’on la connaît dans les années 1920.

    Dans Tentative d’autobiographie (1936), il apparaît comme un témoin de son époque. Bien que sans écho à l’époque, son idée de création d’un cerveau mondial qui aurait consisté en une mise à jour continuelle des connaissances humaines  vérifiables, universellement accessibles, fait de Wells un précurseur des encyclopédies libres du Web.

    Après le décès d’Isabel, une cousine qu’il avait épousée en premières noces, il se marie avec Amy Catherine Robbins dite Jane Austen qui fut une compagne particulièrement compréhensive, veillant sur son confort matériel, corrigeant et mettant en forme ses manuscrits. Jane fut une hôtesse parfaite qui lui donna un fils Gip et toléra quelques tentatives de ménage à trois.

 

Herbert_George_Wells_in_1943

    Insatisfait sexuellement dans le cadre du mariage, il met en pratique ses conceptions sur la liberté de la femme, multipliant les expériences sexuelles. Plutôt petit, porté à l’embonpoint, Wells n’a rien d’un séducteur, pourtant ses manières, ses théories, sa renommée plaisent aux femmes. Il eut une collection impressionnante d’aventures sans lendemain, de passades et de maîtresses - de belles jeunes femmes intelligentes, souvent très jeunes et vierges - étudiantes, journalistes, femmes de lettres, étrangères parfois.

    Certaines de ces relations intimes durèrent, d’autres firent scandale. Une fille naquit de sa liaison avec Amber Reeves, un fils, Anthony, de celle avec Rébecca West. Sa dernière passion fut pour Moura Budberg, son interprète lors d’un voyage en Russie en 1920. Une femme mystérieuse qui refusa de l’épouser. Fut-elle la maîtresse de Gorki ? Était-elle une espionne ? un agent double ?

    En bref, H. G. eut une vie privée, une vie sexuelle et des ambitions d’homme public, compliquées par « l’instinct vagabond » dont il se caractérisait lui-même.

    Tantôt David LODGE raconte à la troisième personne les évènements qui ont marqué la vie de son héros, tantôt le vieil homme dialogue avec lui-même : en réponse à un interlocuteur assez incisif qui l’interroge ou le critique, H. G. explique, précise, se justifie, convient, regrette parfois, tantôt ce sont des monologues intérieurs, tantôt l’auteur rapporte des extraits de correspondance. La construction habile du roman donne de la vie au texte et permet de relancer l’intérêt du lecteur sans le lasser.

David LODGE (1935) – Thérapie (1995 ;1996) Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux

David LODGE (1935) – Death sentence (2008) - La Vie en sourdine (2008) Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux

David LODGE (1935) – Thinks ...(2001) - Pensées secrètes (2002) Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux

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