Émile CHALOPIN – La musette au dos (2013) - L’usine de Langlée 1923- 1936
Émile CHALOPIN – La musette au dos (2013)
L’usine de Langlée 1923- 1936
« Ici, lui a dit Antoine, ça défile, beaucoup jettent l’éponge dès les premières nuits. L’hiver le nez dans la fournaise et la bise dans le dos, faut avoir du chien dans l’corps pour résister. »
Le visage ruisselant, les traits marqués par la poussière d’anthracite, Armand Lagneau vient de passer avec son collègue sa deuxième nuit à charger les huit foyers incandescents des grands fourneaux qui génèrent la vapeur destinée à vulcaniser le caoutchouc, à alimenter les autoclaves, les étuves et les presses à mouler des différents ateliers. Comme la nuit précédente, luttant contre le sommeil, Armand Lagneau a guetté avec impatience l’apparition des premières lueurs du jour. Les travaux pénibles ne lui font pas peur, il en a l’habitude : en Sologne, il y a trois ans, il louait encore la force de ses bras, de ferme en ferme pour les travaux saisonniers. Comment parvenir à nourrir une fratrie de dix enfants avec un salaire intermittent et la maigre rétribution de son épouse employée à la cantine de la briqueterie voisine ? Ils ont hésité longtemps, puis ils sont partis à l’aventure en quête d’un avenir meilleur. L’installation dans une masure de bois du Chemin noir de la famille Lagneau partie de Vannes-sur-Cosson marque la fin de ses pérégrinations. Attiré par l’assurance d’un salaire régulier, Armand Lagneau a pris le chemin de l’usine de Langlée.
En cette année 1926, les candidats à l’embauche sont nombreux à se présenter la musette au dos aux portes de l’usine Hutchinson. La population locale et celle des communes alentour, même éloignées, ne suffisent pas à répondre aux besoins en ouvriers de l’entreprise, d’autant plus que de nombreux jeunes hommes de plusieurs classes d’âges sont morts sur les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale.
Dès la fin des hostilités, l’usine de Langlée a modernisé ses moyens de production, créé de nouveaux ateliers et développé de nouvelles fabrications, contraignant ses dirigeants à faire appel à une main d’œuvre venue d’ailleurs (1). Par vagues successives, le quartier de Vésines sur la commune de Châlette accueille des ouvriers agricoles et des petits fermiers qui fuient avec leur famille la misère de régions pauvres. Il faut aussi faire appel à de la main d’œuvre étrangère : des Chinois, des Ukrainiens et des Russes Blancs(2) chassés par la révolution bolchevique dans les années 1920, des Polonais de Galicie en 1926, puis des tchécoslovaques, des Grecs, des survivants du génocide arménien, ensuite, dans les années 1930, des Italiens et des Espagnols(3). Certains rentreront au pays, partiront chercher meilleur vie ailleurs, d’autres se marieront, feront souche... et constitueront le melting-pot qui, depuis les années 1920, fait la caractéristique de la ville de Châlette et des communes environnantes.
La plupart des héros du roman d’Émile CHALOPIN habitent dans une rue qui longe l’usine, un bâtiment datant de la première moitié du XVIIIe siècle destiné dès l’origine au logement d’ouvriers de « La Manufacture Royale de l’Anglée(4) », « Le Rang de l’Anglée». Devenue pour tous « Le Vieux Rang(5) », la bâtisse abrite aussi trois commerces. D’une longueur de deux cents mètres, elle est caractéristique de l’époque de sa construction avec son toit à la Mansart abritant des greniers aménagés en petites chambres.
L’attitude équivoque du chef d’équipe de l’atelier des chaussures envers la petite Mariette Lagneau, qui vient d’entrer à l’usine aussitôt fêtés ses treize ans, provoque l’intervention de Maria, une des ouvrières de la chaîne. Les suites de l’altercation entre la grande rouquine et le chefaillon (sa bedaine et son visage boursoufflé lui valent le sobriquet de «Bouffi »), les rebondissements auxquels elles donnent lieu et leur retentissement dans la petite
communauté du quartier de Vésines servent de fil rouge au récit d’Émile CHALOPIN.
Comme ses oncles et tantes, l’auteur a travaillé à Hutchinson dans les années 1950. Autour de Châlette ou de Montargis, qui n’a pas eu dans sa famille, un ami, une amie, un voisin ou une voisine qui n’ait pointé à Hutchinson ? Entre deux anecdotes cocasses concernant tel ou telle, les anciens de l’Anglée ne manquaient pas d’évoquer, lorsqu’ils se retrouvaient, combien la présence dans les ateliers des chronométreurs du bureau des méthodes les avait incommodés et de commenter le chamboulement de leurs habitudes de travail qui en avait découlé. L’auteur a transposé les personnalités les plus marquantes du quartier de Vésines à l’époque parmi la multitude de personnages du roman. Certains, comme Monsieur Kouch ont réellement existé(6).
Au fil des pages, le lecteur distingue les interlocuteurs des nombreux dialogues du récit à leur parler régional, solognot, briard, nivernais, gâtinais... qu’Émile CHALOPIN rapporte fidèlement avec leurs expressions savoureuses. L’éditeur les a retranscrits en italique. Le livre est illustré de nombreuses reproductions de photos et de documents sur Langlée à la première moitié du XXe siècle.
La musette au dos présente sans pathos, ni naïveté, un kaléidoscope des réalités de la vie quotidienne du monde ouvrier d’entre les deux guerres.
La musette au dos d’Émile CHALOPIN est édité aux Éditions de l’écluse B. P. 24 – 45230 Châtillon Coligny ; www.editions-de-lecluse.com
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Notes
1) En 1914, Le nombre insuffisant de femmes pour prendre aux postes de travail la relève des hommes qui sont mobilisés, avait déjà contraint Hutchinson à faire appel à de la main d’œuvre étrangère ; viennent d’abord des Belges qui fuient l’occupant allemand puis des Annamites que le gouvernement a fait venir en France et qui seront rapatriés après l’armistice en 1920-1921.
2) Ces hommes, dont certains étaient officiers, étaient arrivés à Châlette grâce à l’intercession de Madame Lansoy. Ils avaient appartenu aux débris de l’armée russe du général Wrangel acculés dans la presqu’île de Crimée par les Rouges, récemment évacués en Turquie avec le soutient de la Triple entente (France, Royaume-Uni, Russie impériale). Mme Lansoy, épouse de Mr Lansoy directeur de l’usine de Langlée depuis 1907, était fille du consul de France à Saint-Petersbourg où elle s’était liée d’amitié avec Nathalie de Miller mariée au chef d’État major du général de l’armée russe Wrangel.
3) En 1939, arrivèrent aussi les premiers Nord-Africains. Jusqu’à aujourd’hui, chaque drame de la scène internationale, qu’il soit politique, humanitaire ou économique génère la venue à Châlette de ressortissants du pays concerné.
4) La « Manufacture Royale de l’Anglée »
5) Le « Vieux Rang » : Le « Vieux Rang » a été démoli en 1960 en raison de son insalubrité. La disposition des logements de cette vieille bâtisse rendait impossibles leur réhabilitation et l’installation du confort sanitaire compatible avec le mode de vie actuel.
6) Monsieur Kouch : de son vrai nom Ivan Krouchteck (01/07/189? ~Chateaurenard (Loiret) oct. 1961) était appelé avec déférence par tous Monsieur Kouch. Il avait été soldat du tsar. C’était un excellent cavalier. Tout ce que les personnes qui l’on bien connu savaient sur son passé est qu’il avait lutté contre les troupes bolcheviques dans l’armée du général Wrangel après 1919. Évacué de Crimée suite à la défaite des tsaristes, il était arrivé dans le Montargois à la même période que les autres Russes Blancs, dans les années 1921-22. Monsieur Kouch avait trouvé un emploi dans l’entreprise de battage tenue par le grand-père paternel de Daniel Plaisance à Château-Renard (Châteaurenard à l’époque) entre 1922 et 1930. Après le décès du chef d’entreprise, Mme Plaisance lui confia la tâche de diriger le personnel. Au fil des années, il fit partie intégrante de la famille. Monsieur Kouch était bien connu à Vésines où il retrouvait ses compatriotes et se ravitaillait auprès d’un commerçant russe.
Dans son livre de chroniques « Empreintes », Daniel PLAISANCE (Éditions de l’Écluse) lui a un rendu hommage émouvant dans le chapitre « Deux émigrés russes en Gâtinais » (page 187à 200).