Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ColineCelia a lu
Newsletter
Publicité
ColineCelia a lu
Visiteurs
Depuis la création 237 132
Archives
Derniers commentaires
5 février 2012

Jorge SEMPRÚN (1923) - La deuxième mort de Ramón Mercader (1969)

Jorge SEMPRÚN (1923) - La deuxième mort de Ramón Mercader (1969)

     Que de monde, ce matin du 13 avril 1966, autour de la Vue de Delft ! Au Musée royal du Mauritshuis, une meute d’hommes se relaient discrètement de salle en salle. Les tableaux exposés ne les intéressent pas. Les voient-ils seulement ? L’objet de leur attention est un homme au regard sombre, grand, brun, à forte carrure, qui semble se fondre dans l’œuvre de Vermeer puis médite devant cette petite toile de Carel Fabritius représentant un oiseau enchaîné, le Chardonneret, et enfin revient vers la Vue de Delft avant de s’en éloigner, incommodé par l’arrivée d’un couple accompagné d’un garçonnet d’une dizaine d’années.

Vue de Delft de Vermeer au MaurihuisLe Chardonneret Carel Fabritius

 

     Depuis Madrid, les hommes de la CIA sont sur la trace d’un Espagnol, directeur adjoint d’une société de commerce avec les pays du bloc de l’Est, en voyage d’affaires à Amsterdam. Ramón Mercader cache son identité réelle et son activité d’agent secret au service de l’URSS, sous couvert de la signature de deux contrats avec une société d’importation hollandaise et une mission commerciale de l’Allemagne de l’Est.

     Une équipe de spécialistes du renseignement de la RDA se trouve aussi à Amsterdam, depuis une semaine, sur la piste d’un des agents américains, un certain George Kanin de retour d’une mission qui a mal tourné à Dresde.

     Un enchaînement de phénomènes indépendants les uns des autres se met en place. Dès qu’il prend conscience qu’une trahison est l’origine du piège qu’il sent se refermer sur lui, Mercader tente d’échapper quelques heures à la filature dont il est l’objet, afin d’alerter l’agent de contact du service à Zurich.

   Le lendemain, Ramón Mercader sera retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel d’Amsterdam. Son décès, qualifié de suicide, conclura l’opération Humpty-Dumpty américaine(1), tandis que les services du contre-espionnage soviétiques tenteront de le faire passer pour traître au moyen d’un dossier truqué. Le mécanisme de la trahison se démontera petit à petit. La vérité mise à jour, toutes ses conséquences possibles resteront ouvertes ...

220px-HumptyDumpty

     À travers l’histoire de ses personnages et sa propre histoire, l’auteur revient sur l’histoire du mouvement communiste de la guerre d’Espagne, à la mort de Staline et les années qui ont suivi le XXe Congrès(2). Ni reportage, ni réquisitoire, son livre est une longue méditation sur le destin d’une révolution qui a nourri tant d’espoirs, mais qui a déçu  ses adeptes et ses soutiens les plus convaincus. 

 *****

     Nous sommes en présence d’un livre qui sollicite l’attention soutenue de ses lecteurs. Sa lecture ne s’improvise pas. Il faut prendre le temps de le lire et ne pas hésiter à le relire. On appréciera la richesse du texte et la qualité de la langue, d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas la langue maternelle de l’auteur.

     La chronologie du récit est bouleversée par des projections dans le futur, des retours récurrents sur le passé, entrecoupés d’extrapolations inabouties, de rapprochements de faits sans rapport entre-eux.

Des chapitres, s’interrompent sur une phrase inachevée, terminée au début du chapitre suivant ou laissée en suspens. Il arrive qu’un espace blanc, suivi d’un retour à la ligne s’insèrent dans une phrase.

     Les objets sont porteurs de sens. Ils sont des témoins, des partenaires de tranches d’existence humaine. Leurs longues descriptions sont sans rapport avec le fil de l’histoire, coupées de parenthèses, dans lesquelles se glissent les réflexions personnelles de celui qui s’y intéresse ou de l’auteur. Les objets attisent la réminiscence d’expériences antérieures, les plus douloureuses ayant été volontairement occultées pour pouvoir y survivre.

     L’auteur fait des retours sur des faits anodins en apparence pour les situer dans leur contexte psychologique et objectif.

     Le même évènement peut être repris selon différents points de vue.

La narration peut être faite par SEMPRÚN lui-même ou différents personnages, coupée sans transition, dans le même paragraphe, voire la même longue phrase, d’une remarque personnelle, d’une évocation autobiographique, d’une confidence de l’auteur, d’un rappel historique ou littéraire.

     Les personnages n’ont pas d’image globale. Parfois, un élément seulement de leur physique est précisé. Dans ce roman, le lecteur connaît leur nom, mais ce sera à lui de le rapprocher de leurs autres identités éventuelles.

     Le nom du héros, Ramón Mercader, sert de charnière entre la fiction que nous suivons et l’histoire qui se rattache à la grande Histoire de son homonyme connu pour avoir assassinné Léon Trotski (1879~1940)(3). Meurtre, sur lequel SEMPRÚN reviendra plusieurs fois, dont il confie l’exposé de la reconstitution à un de ses personnages, un cinéastre américain, logé dans le même hôtel que l’Espagnol, qui projette de la mettre en scène.

   Des scènes sans rapport avec le propos du roman sont aussi minutieusement et longuement traitées que si elles faisaient l’objet même de la narration.

     L’auteur associe le lecteur à son écriture en se prétendant dépassé par l’irruption de faits fortuits. Il développe alors des scènes telles qu’il les avait imaginées, avant d’en donner la version consécutive au bouleversement du cours des évènements.

 *****

    L’époque de Guerre froide entre 1945 et 1991 a été prolifique en romans d’espionnage, souvent écrits par d’anciens agents des services secrets, sur les luttes sournoises entre les pays des deux blocs rivaux. Par le sentiment d’angoisse qu’il génère, le récit fertile en péripéties de Jorge SEMPRÚN ne déroge pas à ce genre littéraire. Cependant, ce n’est pas un thriller au sens commun du terme. Nous avons vu plus haut qu’il est marqué par le courant du nouveau roman qui a révolutionné les normes romanesques traditionnelles dans les années 1950-1970.

     Le livre est paru en 1969. L’Espagne vivait encore sous le régime franquiste (1939 à 1975)(4). À la suite du XXe congrès (1956), le parti communiste français avait renforcé son orthodoxie à l’égard de Moscou. En rappelant publiquement les turpitudes de l’époque stalinienne et les dérives du totalitarisme soviétique, il fallait bien du courage, aux intellectuels comme Jorge Semprun, pour faire face à la vindicte qui s’élevait de la place du Colonel Fabien(5), encore à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix.

     Le Prix Femina en 1969  a  été attribué à Jorge SEMPRÚN pour La deuxième mort de Ramon Mercader.

Notes :

1 Humpty Dumpty sat on a wall.
Humpty Dumpty had a great fall.

All the king's horses and all the king's men
couldn't put Humpty together again.

 

Humpty Dumpty sur un muret perché.
Humpty Dumpty par terre s'est écrasé.

Ni les sujets du Roi, ni ses chevaux
Ne purent jamais recoller les morceaux.

 

Lien vers la source Texte et illustration:

Pour écouter la comptine cliquez ici

 Pour regarder  et écouter un petite  vidéo illustrant cette comptine 

Vidéo de Humpty Dumpty

cliquez ici

2 - Nikita Sergueïevitch Khouchtchev (1894~1971), devint membre du Præsidium et secrétaire du Comité central d’URSS en 1952. Il succéda à Staline (1953), au poste de premier secrétaire du Parti communiste d’URSS et mena une politique de « déstalinisation ». En février 1956, les crimes de Staline furent dénoncés au XXe Congrès du PCUS (‘’rapport secret’’).

 3 - Léon Trotski : Après le mort de Lénine, Lev Davidovitch Bronstein, dit Lev Davidovitch Trotski, en français Léon, s’opposa de plus en plus nettement à Staline, dont il dénonça particulièrement la politique d’édification du socialisme dans un seul pays ; il fut bientôt rejoint par Zinoviev (1883~1938) et Kamenev (1883~1936), en 1925. Démis de ses fonctions (1925), exclu du parti (1927), déporté dans le Kazakhstan, puis expulsé d’URSS (1929), il vécu à Constantinople, en France, en Norvège, enfin au Mexique, ne cessant de lutter contre la politique de Staline (1879~1953) et fondant la IVe internationale. Il fut assassiné sur ordre de Staline, par un agent du service secret du Guépéou, Ramón Mercader (1913~1978), (alias Jacques Mornard, alias Jackson) en mai 1940 avec un pic à glace dans sa maison de Coyoacán un quartier de Mexico. Sources : Le Petit Robert des noms propres

 4 - Après 1960, l’Espagne bénéficia d’un renouveau économique tout en restant soumise aux influences des éléments traditionnels : l’Église, l’armée, la Phalange. La Constitution de 1966 avait élargi le nombre des électeurs et établi le principe de la succession de Franco. Cependant, l’évolution du régime était très lente. Les mouvements d’opposition (ouvriers, étudiants, intellectuels), qui  étaient très forts à Madrid, au Pays basque et en Catalogne, entraînèrent la proclamation de « l’état d’exception » de janvier à mars 1969. Sources : Le Petit Robert des noms propres

 5 - Place du colonel Fabien : Elle est surtout connue en raison de la présence du siège du Parti communiste français, conçu par l'architecte brésilien Oscar Niemeyer. Avec l'arrivée au pouvoir de la dictature militaire au Brésil, Niemeyer part en France où il fut le concepteur de plusieurs édifices, tels que le siège du Parti communiste français, place du Colonel Fabien à Paris (1965-1980), le siège du journal L'Humanité à Saint-Denis (1989), ou encore la Bourse du travail à Bobigny. Sources :

http://www.editoweb.eu/nicolas_maury/Place-du-Colonel-Fabien_a489.html

Jorge SEMPRÚN (1923) - Le grand voyage (1963)

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité