Alain PEYREFITTE (1925~1999) – L’Empire immobile ou le Choc des Mondes (1989)
Alain PEYREFITTE (1925~1999) – L’Empire immobile ou le Choc des Mondes (1989)
Dans l’Empire immobile, Alain PEYREFITTE relate l’expédition en Chine de l’ambassade anglaise conduite par lord Macartnay (1737~1806) du 26 septembre 1792 à septembre1794, sous le prétexte de présenter les vœux du Roi d’Angleterre, George III (1738~1820)(1), pour le quatre-vingtième anniversaire de l’Empereur Qianlong (1711~1799)(2).
Il s’agissait de gagner les faveurs du Fils du Ciel et de son entourage par des cadeaux exceptionnels témoignant des réalisations scientifiques et techniques dont s’enorgueillissait le royaume anglais.
Mais, la finalité de la démarche consistait à :
· obtenir la possibilité à l’East India Company (la compagnie des Indes orientales) de conquérir le marché chinois sans passer par le véritable racket exercé par la Guilde des marchands de Canton,
· se faire attribuer, à cette fin, l’ouverture au commerce britannique de nouveaux ports, d’autres villes et de Pékin,
· se faire céder une île sous juridiction britannique, où les marchands anglais pourraient résider toute l’année, et autoriser l’installation d’un ministre permanent à Pékin,
· signer des traités bilatéraux favorisant l’extension des transactions de la compagnie aux autres contrées de l’Extrême-Orient.
La documentation :
Alain PEYREFITTE reconstitue l’odyssée anglaise à travers
- les comptes rendus officiels de l’ambassadeur,
- les récits de son secrétaire, John Barrow, et de son second, George Leonard Staunton,
- les journaux que tiennent les différents membres de l’expédition : Macartnay, lui-même, son garde du corps, Samuel Holmes, un des deux peintres de la suite, William Alexander, le précepteur allemand du page de l’envoyé de Sa Majesté britannique, Hans-Christian Hüttner, un conseiller scientifique de l’expédition, l’«Astronome » James Dinwinnie, et celui, quelque peu arrangé par un journaliste, d’Aeneas Anderson, le valet de lord Macarnay.
- La confrontation des différents points de vue de tous ces adultes, avec les écrits candides du jeune George Thomas Staunton, le fils de Sir George Leonard Staunton, choisi par Macartnay pour être son page, un enfant âgé de onze ans au moment du départ.
S’ajoutent à toutes ces relations,
- la correspondance entre Macartnay et Henry Dundas, secrétaire d’État du gouvernement de William Pitt le jeune,
- des lettres publiées ou inédites des jésuite présents à la cour de l’Empereur de Chine.
La vision chinoise de la visite de l’envoyé de George III est apportée par des extraits issus des microfilms des édits, des instructions et de la correspondance de l’Empereur signés par son principal ministre Heshen ou un de ses cinq Grands Conseillers ou les mémoires adressés par les mandarins à l’Empereur, annotés en rouge de la main-même de Qianlong.
Le récit : En termes clairs, à la portée de tous, l’auteur nous conte l’histoire de l’ambassade Macartnay. Il la partage en cinq parties chronologiques allant de son départ à son retour deux ans plus tard. Environ sept cent hommes à bord de trois navires, un vaisseau de soixante-dix canons, le Lion, un trois mâts de la Compagnie des Indes, l’Indostan et la corvette, le Jackall, levèrent l’ancre de Portsmouth. Le récit vivant du narrateur, ses tableaux colorés des paysages, invitent le lecteur à partager la vie à bord et goûter l’exotisme des étapes aux Canaries, aux îles du Cap Vert, à Rio de Janeiro, au cap de Bonne Espérance, à l’île d’Amsterdam (3), aux îles de la Sonde, à Java, Batavia (Djakarta), Tourane (Danang au Vietnam), Macao.
Macartnay met à profit les presque neuf mois de navigation à s’informer en lisant d’abondants récits de voyageurs et de missionnaires. Pendant ce temps, George Thomas Staunton, enfant doué, apprend le chinois avec les deux missionnaires catholiques Chinois, recrutés en Italie avec lesquels, on communique par le truchement du latin. Les progrès du garçon seront tels qu’il sera l’interprète de l’audience de l’Empereur, à Jehol.
Alain Peyrefitte narre ensuite les péripéties rencontrées par le plénipotentiaire en mer de Chine orientale (Dung haï). Il rapporte le transbordement des cadeaux, la lente navigation du convoi de « yachts » sur canaux et fleuves vers Pékin, le Yuanming yuan (Palais d’Été). La réception aura lieu en Tartarie à Jehol, la résidence d’été de Qianlong. La longue caravane de cavaliers, de chariots et de porteurs d’une partie seulement de l’escorte et des cadeaux quitte Pékin, longe la voie impériale, franchit la Grande muraille, afin d’arriver à Jehol «...dans la première décade du huitième mois lunaire(4) » Les autres restent à Pékin où les astronomes s’affairent au montage d’un des clous du tribut des barbares au Fils du Ciel, le planétaire d’Herschel.
Tout le long du périple, Macartney et les Staunton père et fils sont constamment l'objet de marques protocolaires les plus élevées. Les mandarins qui les escortent les gratifient de cadeaux fastueux tout comme leur équipage. La réception réservée aux visiteurs est pleine de faste. Les tractations se multiplient. Les mandarins chinois ne manquent pas de bonnes manières pour excuser la fin de non-recevoir opposée aux demandes sans cesse réitérées de l’ambassadeur. Les âpres discutions concernant le rituel autour du « kowtow » (neuf prosternations en frappant le sol avec le front), d’usage protocolaire, devant l’Empereur ou tout objet qui le représente, se règleront finalement par une génuflexion accompagnée d’un salut de la tête (neuf fois, écriront les Chinois et laisseront sous-entendre les écrits du jeune George Thomas).
À Jehol, Macartnay et sa suite ne seront reçus qu’en tant qu’envoyés d’un chef barbares venus d’au- delà des mers avec les représentants des peuples vassaux et des autres peuples barbares, pour apporter leur tribut à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de Qianlong. De faveurs commerciales, il ne sera pas question.
Le retour sera précipité. Les cadeaux seront dédaignés. La retraite, qui s’engage par le Sud, complètera le voyage initiatique de l’ambassade. Macartnay tentera en vain, de faire valoir ses prétentions, jusqu’à son dernier instant sur le sol chinois. L’échec est consommé. Il n’y aura plus qu’à reprendre la mer et peaufiner les comptes rendus de mission. La question du « kowtow » permettra de ne pas « perdre la face » à l’heure des bilans.
La vision anglaise :
Il ressort de ce récit que les Anglais pensent que leur culture et leur idée de la civilisation sont supérieures et incompatibles avec celles des Chinois. Appartenant à un peuple voyageur, navigateur hauturier, ils n’admettent pas que ces derniers se cantonnent dans leurs frontières, et pratiquent le cabotage le long de leur façade maritime. S’ils leur reconnaissent une grande ingéniosité pour compenser leurs retards techniques par la mise en action collective de l’inépuisable main d’œuvre, ils restent persuadés de leur supériorité. Chez eux, les fortunes se créent grâce à la révolution industrielle en plein essor. Le libéralisme est né en Angleterre. Après la théorie politique de John LOCKE (1632~1704) à l’origine du libéralisme et de la notion d’« État de droit », VOLTAIRE n’écrit-il pas dans Les Lettres anglaises, « Ceux qui méritent le nom d’infidèles sont ceux qui ont fait banqueroute. » ? Dans l’Empire du Milieu, les aristocrates sont les guerriers mandchous puis les mandarins lettrés chinois. Les marchands constituent la dernière classe de la société, très loin derrière les deux premières. Citoyens d’une monarchie parlementaire, ils ne voient dans les Chinois qu’un peuple livré à la merci d’un gouvernement absolutiste, centralisé, fondé sur des bases archaïques, dans lequel l’individu n’a pas d’existence. Nourris des lectures des philosophes des Lumières, pour eux, le bonheur individuel est lié au bonheur collectif. Ils ont laissé la tolérance prônée par les philosophes à Portsmouth et suivent d’un œil méprisant les cérémonies rituelles qui précèdent toute entreprise chinoise. Les préceptes de Confucius ? Des adages qui paralysent tout progrès ! Quant à la médecine chinoise, ils n’y voient que vaine subjectivité. Macartnay ne cherche pas à comprendre. La vision de la Chine qu’il transmet est négative. Il la juge incapable de progresser. Seul, l’emploi de la force pourra contraindre les Chinois à changer et s’ouvrir au marché britannique.
La vision chinoise :
L’affaire du « kowtow » servira de prétexte aux uns et aux autres pour expliquer le fiasco politique et financier de l’ambassade. La lecture des instructions de Qianlong aux mandarins chargés de l’escorte de la pérégrination anglaise révèle que tout était perdu d’avance. Les Chinois échangeaient depuis le milieu du XVIe siècle avec l’Europe et le Japon par Macao sous administration portugaise. Ils commerçaient régulièrement avec les Russes qui avaient fondé un comptoir à Pékin. Ces derniers fournissaient des fourrures, des cuirs, des bois contre du thé, du coton et des porcelaines depuis le traité de Kiakhta de 1727. Des missionnaires étaient reçus et pouvaient prêcher le christianisme, certains vivaient dans l’entourage de l’Empereur. Le va et vient des courriers soigneusement annotés et paraphés du rouge impérial prouvent que Qianlong suit la progression anglaise avec une attention particulière. Les Chinois s’enquièrent des querelles entre barbares, là-bas en Europe. Les britanniques ont établi leur hégémonie sur l’Inde voisine du Tibet en proie à des révoltes récurrentes contre l’Empire. Ils naviguent à bord de vaisseaux impressionnant et lourdement armés et se présentent comme maître des mers. Qianlong n’avait pas l’intention de céder quoique ce soit. Les Anglais étaient plus redoutables à ses yeux que les Portugais et les Russes. Les Anglais, loin d’être d’innocents visiteurs, évaluaient les capacités stratégiques et défensives de leurs hôtes, sans parler des prélèvements d’espèces végétales susceptibles d’être acclimatées en Inde.
La dernière partie du récit concerne les conséquences de l’échec de l’ambassade Macartnay. Il en allait de l’équilibre du fret des navires et de la balance des capitaux de l’East India Company qui passaient par l’extension des ventes à la Chine. La consommation anglaise de thé, les soies, les cotonnades, les porcelaines, les laques et la mode des chinoiseries étaient en progression constante. La compagnie vendait le coton produit en Inde à Canton. En 1816- 1817, Lord Amherst (1773~1857) ambassadeur de George III reçu un accueil humiliant de la part de l’Empereur Jiaqing. Les Anglais n’ayant pu obtenir des conditions plus favorables au négoce poussèrent alors leurs ventes illégales d’opium. Ce furent ensuite l’indigne Guerre de l’Opium suivies des expéditions armées internationales successives qui vinrent à bout de l’Empire des Qing.
Alain PEYREFITTE entrecoupe son récit de ses opinions personnelles bien souvent concordantes avec les constatations et les jugements de l’ambassadeur. Pour lui, la caractéristique de la Chine, de tous temps et encore au vingtième siècle, est son immobilité. Rappelons que l’annonce par la France sous la présidence du général de Gaulle le 27 janvier 1964 d’établir des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine, tenue à l’écart depuis 1949, avait eu l’effet d’une bombe. Dans les années qui ont suivi 1968, beaucoup d’intellectuels français étaient séduits par le communisme maoïste. Homme politique libéral, A. PEYREFITTE s’est rendu en Chine la première fois en 1971, dans le cadre d’une mission parlementaire, il y est retourné ponctuellement plusieurs fois. Ces raisons expliquent le caractère du message qu’il tente de faire passer. Un message qui a la vie dure et qui permet d’occulter notre impréparation aux problèmes présents. Ce livre est paru à la fin des années quatre-vingt. Depuis, beaucoup de ses appréciations d’immobilismes sont obsolètes. Aux problèmes de circulation de capitaux, d’extension des marchés industriels et des besoins en matières premières, s’ajoutent aujourd’hui l’adaptation de toutes les nations à ceux mondiaux, non encore maîtrisés, consécutifs à l’ouverture de la Chine à la société de consommation, à son expansion industrielle, urbaine et culturelle.
Dans L’Empire immobile ou Le Choc des Mondes, Alain PEYREFITTE s’est appuyé sur des documents qui offrent deux regards croisés sur un fait bien précis, l’ambassade de Lord Macartnay auprès de l’Empereur Qianlong. Son récit attractif peut être une approche intéressante dans la connaissance de l’Empire chinois et de l’administration de la dynastie des Quing.
Quelle leçon en retenir ? En 1964, Jules Roy, cornaqué par les guides et interprètes de Chine populaire, connut des tribulations du même ordre que celles vécues par l’ambassade Macartnay. Certes, l’enjeu n’était ni diplomatique, ni commercial, mais son expérience relatée dans Le Voyage en Chine (1965) chez Julliard, est intéressante à lire ou à relire. Fasciné par l’épopée personnelle de Mao, le motif de son voyage était une étude de repérage préparatoire d’un travail sur « La Longue Marche ». Les difficultés rencontrées furent telles que son projet devint irréalisable. « Il est vrai que cette foi que j’avais m’a quitté. Venu en Chine éperdu d’amour et d’admiration, j’en suis reparti amer et terrorisé. ». Quinze ans plus tard, Alain PEYREFITTE semble avoir gardé une première impression qu’il aurait pu avoir, lors de son premier voyage en 1971. Il est allé plusieurs fois en Chine, mais ses séjours ne pouvaient qu’être courts, en raison de ses autres activités. Pour lui, l’immobilité et son incapacité à changer sont caractéristiques de la Chine.
Le livre est paru en 1989. Entre temps, la Chine de Deng Xiaoping applique depuis une dizaine d’années d’une politique de réforme, d’ouverture aux l’étrangers et de renaissance du secteur privé.
La Chine d’aujourd’hui relève le défit de la modernisation, est partie prenante dans la mondialisation et voit l’émergence de classes de capitalistes et de technocrates qui mettent la main sur les investissements, les marchés et la finance. Saura-t-elle régler les disparités entre les régions côtières et celles de l’intérieur, entre les villes et les campagnes, entre les élites qui s’enrichissent et la main d’œuvre laborieuses sous-payées, entre le secteur public et l’initiative privée ? Le prix d’un développement aussi prodigieux sera-t-il gérable concernant ses besoins faramineux de matières premières et ses conséquences écologiques catastrophiques. Le Pouvoir voudra-t-il et pourra-t-il trouver un équilibre entre l’autoritarisme nécessaire à sa bonne marche et la liberté d’expression politique ? Voilà vingt-deux ans que le livre est paru. La conclusion ? wait and see ! Autrement dit, gardons-nous de jugements hâtifs et simplistes !
A propos du règne de l’Empereur de Chine Qianlong (1711~1799) message de colinecelia cliquer ici
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Iconographie :
Qianlong reçoit l'ambassade Macarney en Chine
Portrait de Quianlong en vêtements de cour
Portrait d'un soldat chinois par William Alexander
Articles
Mise en lumière des raisons de l'échec de l'ambassade Macartney
La sinologie immobile par Harriet T. Zurndorfer
Notes
1 - George III (1738~1820) : http://fr.wikipedia.org/wiki/George_III_du_Royaume-Uni
2 -Qianlong (1711~1799) ou K’ien-Long fut le 4ème Empereur de la dynastie mandchou des Qing. Empereur de Chine en 1735, à la mort de son père. Qianlong abdiqua à 84 ans (1796), en faveur de son fils Jiaqing (1760~1820), qui fut Empereur de 1896 à 1820. Qianlong conserva cependant la réalité du pouvoir jusqu’à sa mort.
Sources : Le Petit Robert des noms propres Dictionnaires Robert, 27 rue de la Glacière 75013 PARIS
Portrait de Qianlong en vêtement de cour : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Portrait_of_the_Qianlong_Emperor_in_Court_Dress.jpg
3 -L’île d’Amsterdam est une petite île française des Terres australes et antarctiques françaises située dans le sud de l’Océan indien. Elle se trouve non loin de la route entre Le Cap et les îles de la Sonde, l'ancienne route maritime reliant l'Europe aux Indes. Aperçue et mentionnée dans le journal de l'expédition de Magellan en 1522, observée ensuite à plusieurs reprises par des navigateurs au début XVIIe siècle, c'est un Hollandais, le navigateur Willen de Vlaming sur son bateau le Novara, à la recherche d'un navire perdu qui fut en 1696, le premier à y débarquer Au XIXème siècle elle n'était fréquentée que par des pêcheurs, des chasseurs d'otaries ou de baleines et des naufragés.
4 -La première décade du huitième mois lunaire se situe entre le 5 et le 14 septembre.